Soleil oblique et autres histoires irlandaises – Donal Ryan

Traduit par Marie Hermet

On connaissait Donal Ryan auteur de romans. Le voici auteur de nouvelles. La vingtaine du recueil bien nommé Soleil oblique et autres histoires irlandaises . Franchement, je me suis régalée !!! Comme je l’ai écrit précédemment, la nouvelle est un genre peu populaire en France mais pourtant hyper couru dans les pays anglophones comme les États-Unis , l’Irlande ou le Royaume Uni où, d’ailleurs, l’écrivain doit en passer par là pour gagner en notoriété. Et je vous jure : même si vous n’aimez pas le genre, lisez celles de Donal Ryan et vous changerez d’avis ! (Oui, je sais, je l’ai déjà dit, aussi, mais j’insiste !😊)

L’auteur vous plonge dans vingt instantanés de vie irlandaise du comté de Limerick ou de celui de Tipperary, souvent. Des portraits d’âmes tourmentées, de laissés pour comptes, d’étrangers. Pas de panique, vous n’allez pas vous pendre à la lecture de ces histoires : Donal Ryan possède une plume agile, pleine d’humour, de subtilité et d’une ironie mordante, mais non dépourvue d’empathie. Bref, on ne fait pas la gueule en lisant ses histoires, on a plutôt le sourire voire le rire.

Alors, voyons voir, j’ai croisé entre autres : une jeune fille de la communauté irlandaise des gens du voyage au prise avec le racisme ordinaire (Embrouilles) ; une femme qui maltraite des personnes âgées dans la maison de retraite où elle travaille (Nephthys et l’alouette) ; une passion amoureuse peu banale (La passion) ; un SDF serial killer qui part en retraite (Départ en retraite), un mec largué qui a du mal à tourner la page (Aisling, hilarante !) ; une Sud-Africaine qui arrive en Irlande (Grace). Et tous les autres, que je vous laisse découvrir. C’est bigarré et « tourbeux », si je puis dire. On plonge in medias res dans des âmes torturées qui racontent leur expérience de vie. Émouvant.

Un excellent nouvel opus et encore un coup de coeur. Décidément, le cru 2023 de la littérature irlandaise qui arrive en France est exceptionnel !! Je vais finir cardiaque.🤗

Extraits :

« J’ai une image de sa cuisse droite imprimée sur la rétine, avec ses bas noirs et la jupe qui remonte quand elle s’assied sans un mot et j’ai honte de cette brûlure en moi, parfois je prie Dieu d’éloigner de moi cette vigueur, cette erreur. » (La passion)

« J’en ai entendu des trucs sur moi depuis ce jour-là, des vrais et des pas vrais, des certitudes que les gens vous assènent sans l’ombre d’un doute dans leur voix. » (Embrouilles)

« Je me baladais avec un petit groupe de glandus autrefois, quand j’étais très jeune. On fumait sur le trottoir en regardant défiler les gens respectables. » « Je l’ai dépiautée, j’ai tâté ses seins un dernier coup histoire de lui dire adieu, et je suis parti poser mes filets ailleurs. Le bout rougeoyant de la Superkings encore allumée faisait fondre son survêtement de nylon. Crémation. Aucune trace. Ce n’est pas une manière de se conduire, je sais. Je n’en suis pas fier. » (Départ en retraite)

« Je ne sais pas à quel point le nouveau jules est nouveau, mais il est plus nouveau que moi, ça c’est sûr. (…) Le nouveau a tout l’air d’un blaireau. » (Aisling )

Publié dans Littérature irlandaise | Tagué | Laisser un commentaire

Moisson irlandaise de printemps

Pas trop dans le coin depuis 2 semaines pour cause d’emploi du temps qui déborde un peu trop. Mais HEUREUSEMENT,  la littérature irlandaise est toujours le meilleur des refuges pour se détendre, se fendre la poire assez souvent, avec le talent pour l’humour noir qu’on lui connaît. Et se consoler de ne finalement pas pouvoir aller à St Malo pour Etonnants Voyageurs avec l’Irlande comme pays invité et une belle brochette d’auteurs : Donal Ryan, Louise Kennedy, Michèle Gallen, Jan Carson…. Dommage !

Bref, mes yeux ont été en quête de doudoux littéraires.  Le mois de mai est propice au muguet et à une certaine floraison irlandaise sur les étals des libraires. L’occasion de faire une petit chronique fainéante pour montrer mes trouvailles de printemps :

Traduit par Marie Hermet

Soleil oblique et autres histoires irlandaises de Donal Ryan. Je l’attendais,  le nouveau Donal Ryan, depuis presque 2 ans !!! C’est un recueil de nouvelles, ou plutôt de « novella », dont certaines ont déjà été publiées dans divers ouvrages en Irlande et dans un livre publié en 2015 en VO. Si vous êtes réfractaire au genre de la nouvelle,  peu populaire en France mais tellement en Irlande et dans les pays anglophones (Grande-Bretagne, USA), je vous rassure tout de suite : vous ne pourrez qu’adhérer totalement à celles de Donal Ryan (j’ai lu le livre aux 3/4 et une chronique est à venir). Des mini-romans (c’est pour cela que j’ai employé le terme de « novella », inconnu en France = grosse nouvelle ou petit roman). L’éditeur a choisi « histoires irlandaises », c’est vraiment ça. Vous plongez en Irlande dans des instantanés de vie. Je me régale… Traduit par Marie Hermet qui, comme moi, connaît très bien l’Irlande. Donc on est d’accord des petits détails qui font la différence. 🤗 J’ai aussi commencé depuis un moment en V.O. la lecture de Strange flowers (2020 – pas encore publié en France). C’est là que je me suis aperçu que Ryan avait un côté « proustien » avec ses longues phrases, pas du tout ennuyeuses, pas du tout comme du Proust non plus niveau style (on ne peut pas dire qu’on se fend la gueule en lisant du Proust ) mais que je n’avais pas remarquées auparavant. Ravie par ailleurs d’avoir gagné un exemplaire dédicacé que je vais offrir à quelqu’un que je connais bien, peut-être que j’organiserai un concours pour faire gagner l’exemplaire que j’ai acheté…

Surprise de tomber sur du théâtre écrit par Edna O’Brien avec Femmes de Joyce

La plume de Billy O’Callaghan m’a été conseillée par un agent littéraire. Jamais lu. Son premier roman Les amants de Coney Island ne m’attirait pas plus que ça. A suivre. Mais j’avoue que j’ai un sourcil en accent circonflexe. Pas par rapport au livre. Va pour Parfois le silence est une prière. Mais l’oubli c’est quoi ? Un caca mou, vert et glissant qui peut vous renvoyer dans l’anonymat…

Traduit par Carine Chichereau

Comme tous les ans, un nouveau John Boyne, avec La vie en fuite (rien que ça! ) J’ai été tellement déçue par L’audacieux Monsieur Swift, que j’ai du mal à revenir vers cet auteur. Je lui fais un peu la gueule sans qu’il le sache, quoi.😄

Je mets au fur et à mesure la liste des publications sur Babelio ICI, n’hésitez pas à y faire un tour et à liker pour le rendre visible. Beaucoup de fiches n’existent pas, donc je suis obligée de les créer. C’est long et fastidieux. Je ne comprends pas Babelio qui se targue d’être un grand réseau social de lecture mais où il manque des nouveautés qui gagnent à être vues.

Publié dans Littérature irlandaise, Rencontres littéraires | Tagué | Laisser un commentaire

Ce que Majella n’aimait pas – Michelle Gallen

Traduit par Carine Chichereau

« C’étaient les autres qui disaient de la merde. C’étaient les autres qui inventaient les règles selon lesquelles on était cool ou pas en fonction des vêtements qu’on portait. C’étaient les autres qui jugeaient une moitié de l’humanité parce qu’elle se maquillait,  et l’autre parce quelle ne se maquillait pas. C’étaient les autres qui allumaient la lumière, faisaient du bruit, transpiraient, se battaient, pleuraient,  criaient. A bien y réfléchir,  en fait, Majella n’aimait pas trop les autres. »

Décidément j’aurais passé beaucoup de temps en Irlande du Nord ces premiers mois de 2023. Et voici mon troisième coup de coeur irlandais… du mois d’avril !!! 🤗 J’ai bouffé pendant 6 jours au fish and chips d’Aghybogey, petite ville d’Irlande du Nord, quelques années après les accords de paix. C’est là que travaille 6 soirs sur 7 Majella, la vingtaine bien entamée, beaucoup de kilos que les autres diraient en trop et des idées bien arrêtées sur ce qu’elle aime ou pas. Ça se résume en deux listes données au début de l’histoire et heureusement,  je vous rassure,  on ne va pas vous tanner le cerveau avec ça pendant 341 pages !

Pendant 7 jours, du lundi au dimanche,  vous allez suivre la vie monotone et morne de Majella. Sans que ce soit triste pour vous. Elle vit avec sa mère alcoolo, dépressive, addict aux cachetons. surtout depuis que le papa a disparu. On peut dire qu’elle est chiante et égoïste,  sa mère.  Toujours à se plaindre et à rouscailler sur son sort alors qu’elle passe ses journées vautrée comme une loutre dans son canapé à rien glander, si ce n’est se bourrer la gueule et parfois à vomir tout autour. Il n’est pas rare que Majella la retrouve dans son gerbos quand elle rentre de bosser ou qu’elle se réveille le matin. Un bonheur,  vraiment,  cette bonne femme ! 😂 Majella fait avec parce que c’est sa daronne, elle veille sur elle et se tape toutes les corvées. Elle a peur de la retrouver clamsée un de ces quatre. C’est presque un bonheur d’aller bosser au fish and chips tout graillon.

Au moins, au fish and chips, à part Madame Connasse, il y a son collègue Marty avec qui elle s’entend bien. Elle adore faire cuire les frites et la bouffe, de toute façon. Ça se passe bien au fish and chips, c’est presque sa deuxième maison, avec toujours les mêmes personnes qui viennent commander le même plat, font les mêmes remarques. La routine, quoi ! Majella aime bien la routine. Ou du moins compose avec. Il n’y a rien d’autre à faire à Aghybogey, de toute façon. Traîner dans les rues, aller au pub picoler, se prendre le chou avec les reformés quand tout le monde est bien alcoolisé, entendre toujours les mêmes conneries et regarder Dallas. Majella kiffe Dallas !

Au moment où commence le récit, il vient pourtant de se passer quelque chose de grave dans la vie de Majella : sa mémé adorée, qui vivait dans une caravane à quelques encablures, vient d’être sauvagement assassinée. La seule personne qui comptait pour Majella, avec son papa. La ville fait ses pronostics sur qui, quoi, pourquoi, comment… Les flics vont prendre des empreintes digitales, alors ça gamberge.

Voici donc le premier roman de Michelle Gallen publié en France. VO : Big Girl, Small Town, pour ceux qui voudraient lire le livre en VO et je pense jeter un oeil à la VO, par curiosité parce que le style d’écriture est très particulier, très langage parlé et bourré d’argot (j’ai beaucoup pensé au style de Robert McLiam Wilson dans Eurêka Street ; il y a une scène de beuverie pleine d’expressions : je veux voir la vérité sur « j’ai les dents du fond qui baignent »😂, c’est plutôt quand on a trop mangé, non ?) J’ai aussi trouvé un truc bizarre qui est comme une erreur géographique et terminologique : « loch Con ». Quoi ? Des lochs en Irlande ?🤨 Des loughs, vous voulez dire. Et le loch Con n’est pas dans le Mayo mais en Ecosse. Le lough Conn est bien dans le Mayo. Bref un lac…

Michelle Gallen raconte avec beaucoup de précision la vie routinière de son héroïne. Mais elle incise cette routine avec un élément perturbateur : le décès de sa grand-mère. Ce n’est pas décoratif. Majella est une jeune femme intelligente et mûre, certains essaient de profiter d’elle de diverses façons (elle n’est pas contre le sexe mais j’ai trouvé que les mecs en profitaient un max voire sont carrément crados). Elle n’a pas pleuré depuis des années, ses sentiments sont anesthésiés. Du moins le croit-elle.

Certes on devine en filigrane que Majella a un handicap. Mais finalement j’ai trouvé qu’à peu près tous les autres sont comme elle, dans cette petite ville d’Irlande du Nord où l’ambiance peut vriller assez rapidement. Le sectarisme est toujours présent, on balance des clichés, les habitants font les choses selon un rituel précis. Aller au fish and chips commander le même plat, à la même heure, avec les mêmes mots… Majella a un petit TOC quand elle sort de sa zone de confort : elle claque des doigts et se balance d’avant en arrière. On devine une forme d’autisme (absolument jamais nommé comme tel) mais pour ma part, il m’a fallu beaucoup de pages avant de me rendre compte de son petit problème. Tout simplement parce que ce n’est pas très visible. C’est elle qui mène la barque chez elle et que finalement, sa mère est bien plus handicapée qu’elle, avec son addiction à l’alcool etc. Finalement, c’est elle qui s’en sort le mieux. A ce titre, j’ai adoré la fin !

Un roman plein de vie, de réparties, d’humour, souvent noir, sans tabous. Si en filigrane il y a un drame familial bouleversant, Michelle Gallen suggère au lecteur un bel avenir pour Majella.

A vous de découvrir ce roman et de me faire un retour sur le sujet ! Attention, crises de fou rire à prévoir… Normal, c’est de la littérature irlandaise et c’est ce mélange de drame et d’humour qu’on aime en elle.

Publié dans Littérature irlandaise, Littérature nord-irlandaise, Rentrée littéraire | Tagué | 2 commentaires

La colline aux disparus – Tana French

Traduit par Éric Moreau

J’avais déjà lu deux polars de Tana French (je ne me rappelle même plus exactement lesquels, c’est dire ! Je crois que c’était Les lieux infidèles et Comme deux gouttes d’eau) sans être convaincue. Depuis, elle a obtenu le Grand Prix des Lectrices ELLE 2022 catégorie policier. Je me devais donc de lui laisser une troisième chance ! Ça m’intriguait franchement…

Pour ceux qui ne connaissent pas Tana French : elle est italo-américaine, actrice à ses heures, et vit à Dublin depuis plus de 30 ans. Elle écrit des polars qui se passent en Irlande. Ses livres sont des best-sellers, elle a obtenu des prix et certains titres ont été adaptés à la BBC. Mais je me méfie toujours des best-sellers, qui ne sont pas forcément gage de qualité…

Bref, la sortie en format poche a été l’occasion de renouer avec cette autrice multiprimée…

Cal Hooper est un ancien flic américain de Chicago qui a tout laissé derrière lui pour aller se reposer dans la campagne irlandaise. Il a acheté une maison à retaper, à Ardnakelty, un village entouré de collines tourbeuses. Très vite, dans ce lieu isolé, il se sent observé sans jamais voir personne. Craquements, bruissements, et ce ne sont pas les corbeaux… Ça commence mal pour un flic qui veut trouver paix et sérénité. Il finit par comprendre et voici que Trey, un gamin étrange, fait une apparition dans sa vie. Trey fait partie d’une famille ostracisée par les autres habitants. La mère, Sheila, vit en-dessous du seuil de pauvreté, élève seule une ribambelle de mioches. Elle en a déjà trop vu pour attendre quoi que ce soit et vit quasiment autarcie, sachant pertinemment ce que les autres pensent d’elle. Alors, quand Brendan, son fils aîné disparaît, elle ne s’en fait pas plus que ça. Il est parti. Point. Peut-être reviendra-t-il quand il aura fini sa « crise ». Peut-être pas. Trey ne peut pas se satisfaire de cette réponse et vient demander l’aide de Cal pour élucider la disparition de son frère. Cal est tout sauf enthousiaste puisqu’il n’est plus flic, qu’il est venu chercher la paix et qu’en plus il est étranger. Pourtant, Trey va être force de persuasion.

Mart, le plus proche voisin de Cal, est un vieil homme. Mais une vraie commère. Noreen tient l’épicerie du village et fait des plans de vie à tout le monde, elle verrait bien Cal se caser avec sa soeur Lena, récemment veuve. Elle a des chiots beagle à refourguer, ce serait l’occasion de faire connaissance. Le QG du bled, c’est évidemment le pub, le Seán Óg. Bref, une bourgade irlandaise comme une autre, où être tranquille, c’est compter sans ses habitants qui regardent d’un mauvais oeil ceux qui viennent du haut de la colline, considérés comme dégénérés. Plus qu’eux, en tout cas ! Il y en a même un qui croit aux extraterrestres ! Ouais.

L’enquête secrète que va mener Cal fait découvrir une galerie de personnages. Il y a les vieux et il y a une certaine « faune », jeune, pas claire. J’ai envie de dire pas plus claire que les vieux. Les dealers. Mais les petits, abrutis. Les gros méchants sont les caïds de Dublin qui parfois font des descentes avec de grosses cylindrées. Tranquilles, les villages irlandais ? Mmmh!…

Le fil conducteur de l’intrigue (pourquoi Brendan a disparu ? ) ne semble qu’un prétexte pour l’autrice qui nous plonge dans une ambiance de la campagne irlandaise où rien ne manque ! Le style est pépère, on a vraiment le temps de s’installer dans la vie de Cal, comme si on y était. Il y a des scènes de pubs truculentes, dont une m’a valu une crise de fou rire à ne plus pouvoir me calmer ! Un relent de la cuite à la póitíne des personnages ? Il y a des rebondissements dans l’intrigue, des petites surprises qui vont rendre encore plus difficile la mission qu’a promis Cal à Trey. Le dénouement est magistral ! Il m’a décroché un autre sourire !! Les personnages sont plus vrais que nature. Je n’ai pas aimé Mart dès le début. Je ne pense pas que j’aurais été aussi patiente que Cal en ayant un voisin pareil. La seule chose qui l’a un peu étonnée, ce sont que tous les gens que Cal interroge répondent sans être plus étonnés que ça, alors que c’est un inconnu.

Tana French ne manque pas d’humour noir comme la tourbe. Qui est blanc, qui est noir dans cette histoire ? Si les Irlandais ont la réputation d’être de sympathiques bavards invétérés et d’excellentes conteurs (au sens traditionnel du terme), sachez que cette image d’Épinal a un revers…

Après cette lecture, vous ne verrez plus jamais un village irlandais de la même façon, si vous aviez encore quelques illusions de tranquillité. Finalement un village irlandais est très proche d’un village corse. Parfois les gens disparaissent : la seule différence est où on les retrouve. Pour le reste, c’est exactement pareil.😅 J’ai aussi souvent pensé à Donal Ryan dans sa façon de raconter le « terroir ».

Je vous conseille très fortement ce livre qui est un coup de coeur pour moi. C’est très divertissant, drôle et noir. Le titre français est un peu à la noix (The searcher a totalement son sens). Je vais sans doute lire le précédent livre de Tana French, L’arbre du mal. Elle est publiée par une maison d’édition américaine. The Searcher est sorti en 2020. Depuis, il y en a peut-être un autre paru en V.O.

Publié dans Littérature irlandaise | Tagué | Laisser un commentaire

Les champs brisés – Ruth Gilligan

Traduit par Elisabeth Richard Berthail

Je le dis tout de suite : ce roman a une couverture et un titre hideux. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas d’autant plus qu’il s’agit d’une pépite irlandaise ! Le titre est ridicule et n’a aucun sens. The butchers, (titre original) soit « les bouchers », en français est au coeur du sujet. Alors pourquoi chercher midi à quatorze heures autre chose complètement hurluberlu ?🤔 La plupart des gens n’ouvriront pas une page, ne toucheront même pas cet objet livre si raté alors que c’est une belle surprise irlandaise !!!

L’essentiel de l’intrigue se déroule en 1996 dans deux comtés ruraux irlandais et frontaliers de l’Irlande du Nord : celui de Cavan et celui de Monaghan. Un prologue, un interlude et un épilogue nous transportent en 2018 à New-York. On ne comprend pourquoi qu’à la fin de l’histoire – qui nous amène à relire le prologue. Un homme mort, une photo qui a rendu célèbre son auteur. Un rituel irlandais qui s’éteint pour combattre ce que certains pensent une superstition : la Malédiction de la veuve du fermier. Une épidémie de vaches folles britanniques sur fond de farines animales, des envies de boom du « boeuf celtique « . Un secret de famille. Deux adolescents qui se cherchent. Un photographe qui veut sortir du lot.Voilà pour les principaux ingrédients.

En 1996. Úna est une jeune fille de douze ans, qui vit dans le comté de Cavan avec sa mère, Grá, en pleine crise de la quarantaine. Cúch, le père d’Úna est souvent sur les routes avec sept autres bouchers , pour abattre les boeufs selon une tradition ancestrale pour préserver le pays de la famine : selon la malédiction de la veuve du fermier, aucun homme ne peut être seul pour abattre le bétail, sept doivent se tenir à ses côtés pour empêcher la famine de s’abattre sur le pays et pour honorer la mémoire du fermier mort pendant la Grande Famine. Au collège, Úna est ostracisée à cause de ce rituel dont certains considèrent que c’est une superstition. Celles de culs terreux d’un autre âge. Dans le comté voisin de Monaghan, Davey va passer son bac de lettres classiques et rêve d’intégrer l’université de Dublin, un moyen de s’éloigner de son père, Fionn. Celui-ci a dû vendre une partie de sa ferme suite à des soucis et il parvient à peine à respecter les quotas laitiers pour obtenir des subventions. Eileenn, son épouse aux yeux verts, est atteinte d’un cancer du cerveau. La chimio et autres médocs la rendent aussi malade que la maladie. Alors, quand le roi de la bidoche en Irlande, surnommé le « Taureau » a une idée, Fionn voit là un moyen de se sortir de la mouise.

On suit le quotidien de ces deux familles dans ce roman choral. A priori étrangères l’un à l’autre. Sauf que… (lire le livre pour savoir de quoi il en retourne !)

Et puis il y a Ronan Monk, le photographe prêt à tout… Il apparaît peu. Paradoxalement.

On met un petit moment à comprendre ce qui relie les personnages les uns aux autres, mais les fils se tissent de plus en plus intensément les uns aux autres dans ce récit envoûtant. Un roman à la croisée des chemins entre le thriller, le roman d’apprentissage, un chouïa de roman social et de féminisme. Un beau portrait de l’Irlande en pleine mutation à fin des années 90 : autorisation du divorce, dépénalisation de l’homosexualité, les prémices d’un décollage économique, et des accords de paix.

Ruth Gilligan offre également un beau trio de femmes fortes, qui, chacune à leur façon ont dit non à la société irlandaise patriarcale. Davey s’interroge sur son attirance pour Conor. Avec Úna, ils parviennent à se défaire des derniers fils qui les empêchaient d’être eux-mêmes et de se faire respecter.

Par ailleurs, forcément, on pense à Cúchulainn, l’un personnage les plus importants de la mythologie irlandaise : mi-homme, mi-dieu, à la force légendaire, à travers le personnage du « Taureau » qui fait régner sa loi sur l’économie du boeuf irlandais. Il est fait référence à plusieurs reprises à Taín Cúlainge (La razzia des vaches de Cooley) : la « prise d’assault de l’Ulster par la reine du Connacht (Maeve), qui essayait de mettre le grappin sur le beau taureau de Daíre mac Fiachna« .

La fin est celle d’un thriller qui m’a surprise.

Bref, vous avez là un de mes coups de coeur irlandais de l’année 2023 !💚 Il y aurait encore beaucoup à dire. En tout cas, un livre qui a quelque chose de sorcier !🧙‍♀️

C’est le cinquième roman de Ruth Gilligan. Il était temps qu’on la découvre en France. The Butchers a obtenu le très littéraire ESL Ondaatje Prize en 2021. Vous aurez compris pourquoi elle arrive enfin en France ! Elle est la plus jeune autrice classée dans la liste des best-sellers en Irlande. Sally Rooney n’a plus qu’à bien se tenir, c’est nettement un calibre au-dessus tant du point de vue de l’écriture que des thématiques.

Et pour conclure, Colum McCann dit de ce roman qu’il est « sauvage, mythique » et « absolument captivant » ! Plus aucune raison de ne pas le découvrir, donc !

Publié dans Littérature irlandaise, Rentrée littéraire | Tagué , , , | 6 commentaires

Dans les brumes de Capelans – Olivier Norek

Je ne sais pas vous, mais je me sens d’humeur à lire des polars en ce moment, et à me barrer au soleil dans un coin tranquille sans cris ni hurlements….

C’est un peu par hasard que le dernier Norek est tombé dans mes mains mais depuis le temps que j’en entends parler, c’était une bonne occasion de faire connaissance. Comme je n’ai pas (encore) lu les précédents thrillers d’Olivier, je ne connais pas le passé de son personnage récurrent, le capitaine (de police) Coste. Dans cet opus, le voici volontairement « exilé  » à l’autre bout du monde, depuis Paris, sur l’île française la plus gelée : Saint-Pierre, à 25 kilometres des côtes canadiennes de Terre- Neuve. Il se refait une santé professionnelle après des histoires mouvementées, si j’ai bien compris, et une rupture sentimentale. A présent, il dirige le contrôle de la police aux frontières à Saint-Pierre. Une sorte de couverture. En réalité il est dans le registre « secret défense « , peseur d’âmes comme mission, écriveur de « légende » : il s’occupe de trouver une nouvelle identité aux criminels repentis ayant collaboré avec la police. Il est lui-même devenue une Légende pour effectuer ce travail sans éveiller le soupçon des Pierrais. Il habite une safe house, planquée au bord d’une falaise.

Pendant ce temps, à Paris, son collègue le capitaine Russo a été sur une affaire dix ans plus tôt, dans laquelle il a laissé des plumes car non élucidée. Un psychopathe a enlevé dix jeunes-filles. Une seule, « Victime N°8 » a été retrouvée. Du moins son cadavre, en forêt d’Argonne. « Victime Alors, quand dix ans plus tard, « Victime N°1 » , Anna, refait surface, l’affaire ressort des cold case… Anna va être prise en charge par Coste à l’autre bout de la planète, là où une fois par an on ne voit plus ses pieds à cause d’un phénomène météo hyper-puissant.

Un thriller comme on aime en lire : une foule de personnages, la plupart pas très clair avec eux-mêmes. Entre mythomanie et schizophrénie. S’il y a un twist au milieu du récit, je me suis demandé comment Olivier Norek allait sortir ses personnages de l’affaire. Je me disais que c’était un leurre pour mieux égarer le lecteur et faire faciller la confiance déjà ébranlée du capitaine Coste. Comme tout thriller digne de ce nom, je ne peux pas en dire davantage sous peine de spolier, mais l’auteur s’amuse du lecteur et de ses personnages. On sort un peu dingue de cette histoire. A avoir fréquenté pendant 458 pages tout un tas de gens pas toujours nets. Je ne fais déjà pas beaucoup confiance à l’être humain…

C’est aussi très documenté, l’auteur a écrit son bouquin en immersion à Saint-Pierre et tout le monde connaît son ancienne profession.

J’ai passé un très bon moment bien que, paradoxalement je ne sois pas convaincue par la fin !! C’est le seul point négatif. Je lirai la trilogie du 93 et les autres bouquins d’Olivier Norek, ça je le sais.🤗

La prochaine fois, je vous parlerai du premier roman de l’Irlandaise Ruth Gilligan, Les champs brisés, que je suis en train de dévorer. Et bonne nouvelle, un nouveau Donal Ryan, Soleil oblique et autres histoires irlandaises sort début mai chez Albin-Michel !! 🥳 Enfin des bonnes nouvelles (sans jeu de mots!)

Publié dans Littérature française | Tagué , , | Laisser un commentaire

Mes désirs futiles – Bernardo Zannoni

Traduit par Romane Lafore

Archy est une fouine. Comme toutes les fouines, il est né dans une tanière, dans une forêt. Au début, il est une fouine comme les autres, comme ses frères et soeurs. Sa mère n’est pas franchement du genre « maman poule ». On ne rigole pas avec les sentiments dans le monde des fouines. C’est plutôt marche ou crève. Archy découvre le monde qui l’entoure. Un jour, pour jouer les gros bras et épater la galerie pour garder sa place dans la tanière, il décide de monter dans un arbre pour voler les oeufs d’un nid. Pas de chance : une branche cède, il chute, fait une belle omelette par la même occasion, et se blesse à une patte. Archy devient « le boiteux ». Sa mère le vend à un renard prêteur sur gage, le rusé Solomon, contre une poule et demie. Eh oui, on a faim dans la tanière ! Solomon fait d’Archy son esclave. Mais au fil du temps se prend d’affection pour ce « poil de cul » (charmant surnom que lui a donné sa mère !😮). Il va faire d’Archy une fouine pas comme les autres, lui révélant le livre de Dieu. Les leçons du renard vont au fil du temps porter leurs fruits. Archy prend conscience de sa mortalité. A partir de là, il n’est plus tout à fait un animal – mais pas un humain non plus. Dans les moments difficiles, sa part animale reprend le dessus. Mais on retrouve aussi dans cette part animale, celle d’un humain. Par ricochets, Bernardo Zannoni interroge la nature humaine .

On se laisse emporter tambour battant dans cette histoire pleine de rebondissements. Bernardo Zannoni a tour à tour la plume tendre, drôle, crue et cruelle pour décrire sans ambages la réalité de la nature. Je me suis régalée de rencontrer tous ces animaux (en vrac, renard, chien, cochons, sangliers, lynx, poules, blaireaux…). Évidemment l’auteur reprend l’antropomorphisme que l’on connait, pour raconter l’histoire d’une vie : celle d’une fouine devenue savante, cherchant un sens à son existence.

Je n’ai pas abordé ce livre en me disant que j’allais lire une fable. Il n’y a pas de morale (heureusement). L’auteur nous laisse nous interroger sur le sens de cette histoire, entre roman d’aventures, conte philosophique et roman d’apprentissage.

Un livre très distrayant qui m’a emportée loin de l’environnement dans lequel je me trouvais. Sourires et émotions à gogo sont au rendez-vous. J’ai beaucoup aimé ! Une belle réussite pour un premier roman. Il a d’ailleurs obtenu plusieurs prix en Italie.

Merci aux éditions de La Table Ronde et à ma comparse Camille Mondo qui a attiré mon attention avec sa chronique sur IG (allez jeter un 👁), car ce livre avait échappé à mon oeil de lynx).👀

Publié dans Littérature italienne | Tagué | 3 commentaires

Troubles – Louise Kennedy

Traduit par Cécile Leclère

Décidément, la rentrée littéraire d’hiver est nord-irlandaise ! Voici le 2e livre que je lis qui se passe en Irlande du Nord, à Belfast (et j’ai dans ma PAL Ce que Majella n’aimait pas, de Michelle Gallen qui m’attend depuis un moment). Après avoir dévoré Les ravissements de Jan Carson, j’ai englouti en quelques jours le premier roman de Louise Kennedy, Troubles (mais dont le titre original est Trespasses ).

1975, Belfast. Cushla est une jeune institutrice d’une vingtaine d’années qui enseigne dans une école primaire catholique dans une enclave protestante de la ville. Son père a été tué. Le frère de Cushla, Eamon, a repris le pub familial pendant que leur mère, Gina, se noie régulièrement dans le gin. Cushla prête main forte à son frère le soir au pub. C’est là qu’un soir, justement, se pointe un bel avocat protestant : Michael Agnew. Coup de foudre immédiat réciproque. Ce n’est pas l’homme qu’elle devrait aimer : il est marié, il a un enfant (ce dernier point, elle l’ignore), il est bien plus âgé et il est protestant ! Ça fait beaucoup dans une société nord-irlandaise sur le qui-vive en permanence. Mais Cushla n’écoute que son coeur et c’est un grand coeur (elle le porte en elle par son prénom même). Elle se lance à coeur perdu dans cette liaison folle et passionnelle. Le reste du temps, elle tente de prendre soin de Gina, qu’elle a toujours peur de voir succomber à un coma éthylique. Elle prend également sous son aile un de ses élèves, Davy, 7 ans, dont le père a été gravement blessé par une agression de faction protestante. La famille entière est dans la mouise tant financièrement que psychologiquement. Cushla tente de les aider par l’intermédiaire de son directeur d’école, un ecclésiastique âpre. Tommy, le frère aîné de Davy se remet mal de l’agression de son père. Cushla tente de le persuader de continuer ses études. Elle lui prête des romans, aussi. Quant à Michael, elle le voit dans le plus grand secret, personne ne sait. Elle donne des cours d’irlandais aux amis protestants de son amant. Des « bohèmes » habillés comme des gens d’une époque révolue. On les imagine bien dans quelques manoirs tombés en ruines. Tout se passe relativement bien dans le groupe, même si certains ne peuvent s’empêcher quelques piques et préjugés envers les catholiques, en présence de Cushla.

C’est un roman que je verrais bien adapté en film. L’écriture de Louise Kennedy est cinématographique, chaque geste est décrit, scruté, épié. On ressent le malaise comme si on y était. Dans mon esprit, les images étaient en noir et blanc. Un peu comme un film des années 40-50. C’était étrange. Le malaise, c’est aussi le drame que le lecteur sent poindre sans pour autant deviner la totalité de l’engrenage des faits. L’autrice joue sur le point de tension, une accélération qui va crescendo : le piège se referme sur Cushla et Michael comme un collet. 😱 De quoi devenir paranoïaque.

Je n’ai pas eu un avis très tranché sur Michael, que j’ai globalement bien aimé, mais dont le côté « Don Juan » modère la sympathie qu’on peut lui trouver. Il a un côté lâche dans sa vie privée, alors qu’il est exemplaire dans sa vie d’avocat en défendant la cause républicaine, les catholiques victimes des gens de sa communauté. Cushla, quant à elle, est une jeune femme libre, passionnée, au caractère fort, qui jure comme une charretier. Je l’ai trouvé très mûre pour son âge. Pas du tout prude ou hypocrite. Cependant prudente. Mais il faut croire qu’à l’époque des troubles, cela ne suffit pas. Un mot, un geste et tout peut déraper.

Je me suis pris une claque que je ne peux pas vous révéler sous peine de spoiler. Ce roman m’a emportée mais ne pensez pas qu’il s’agit purement d’une romance. Louise Kennedy décrit de manière magistrale la société nord-irlandaise des années 70.

Côté traduction, je me suis posé quelques questions sur les appels de note bourrés d’erreur : où on lit que « Derry » est « l’abréviation de Londonderry, deuxième ville d’Irlande du Nord après Belfast, et siège du Bloody Sunday le 30 janvier 1992 » (p. 185) : absolument délirant !!! Faut le faire, autant d’erreurs en si peu de lignes !😤 J’ai vu aussi des Gitans (vraiment ?) et à plusieurs reprises on vous fait boire de l’ « irish-coffee ». A 24€ le bouquin, j’aurais aimé un peu plus de qualité dans la relecture.

Heureusement, l’excellente qualité de l’histoire vous fait oublier ces erreurs.

Ce livre a reçu le prestigieux prix irlandais An Post dans la catégorie « Eason : book of the year » 2022.

J’ai adoré et ne peux que vous inciter à découvrir ce livre.

Louise Kennedy sera au Centre culturel irlandais à Paris le 28 mars. Je regrette déjà de ne pas pouvoir être présente, je serai en vadrouille.

Publié dans Littérature irlandaise, Littérature nord-irlandaise, Rentrée littéraire | Tagué | 6 commentaires

La maison – Emma Becker

Je crois que c’est la première expérience littéraire de la sorte que je fais : j’ai passé une vingtaine de jours dans deux maisons closes de Berlin, le temps de lire les 450 pages de ce livre. La maison n’est pas un livre qui s’avale d’une traite et c’est presque une victoire quand on le termine.

Emma Becker, à travers cette autofiction nous fait passer la porte des maisons closes. Fascinée depuis longtemps par l’image de la pute véhiculée en France par des écrivains comme Maupassant,  et s’interrogeant sur sa relation aux hommes,  notamment ce Stéphane, homme  marié qui a le double de son âge,  avec qui elle entretient une relation purement sexuelle, elle se dit que pour écrire un livre sur la prostitution féminine, il faut franchir le cap, à la fois pour avoir les témoignages les plus sincères des prostituées que pour pouvoir retranscrire sa propre expérience. 

Contrairement à la France, les maisons closes sont légales en Allemagne (comme aux Pays-Bas d’ailleurs et je ne me suis jamais penchée sur la question pour les autres pays européens). Bon, une fois que j’ai dit ça,  qu’est-ce que je peux dire sur cette lecture particulière où j’ai alterné avec des sentiments contradictoires.  Parfois l’écoeurement,  parfois l’étonnement,  parfois la frayeur et le dégoût. De la colère.  Mais aussi  – un peu – du rire. Parfois presque de l’admiration. Mais à un moment donné, je me suis posé des questions sur la motivation initiale de l’autrice. Je n’ai pas encore les idées claires et tranchées sur le sujet mais peu importe car le livre n’est pas – officiellement  du moins – un plaidoyer pour la prostitution ni un plaidoyer contre. Et encore moins livre sur le désir féminin, comme indiqué sous la plume de Busnel, sur la couverture de l’édition de poche.

Emma Becker fréquente successivement deux maisons closes différentes. Le Manège où elle fait ses premières armes. Puis le quitte. Le bordel est tenu par une espèce de mafia locale, les femmes sont obligées de se « déguiser  » et pas autorisée à porter des chaussures plates. Les talons sont obligatoires. Elle fait une expérience traumatisante avec un type détraqué sans que la direction de la maison ne s’en émeuve. Elle a un quota, elle ne peut pas refuser. Le décor est luxueux comme pour mieux cacher la maltraitance qui s’y exerce. Elle continue avec La Maison, plus petite,  plus humaine, dont la hausedame est elle-même une ancienne prostituée. Les filles s’habillent comme elles le souhaitent, peuvent refuser des hommes et si violence il y a, ils sont interdits de cité. A La Maison, comme  au Manège,  la direction de l’établissement perçoit un pourcentage sur  les passes faites par les filles. Donc, on en vient directement au problème qui me dérange : la prostitution, qu’elle soit voulue ou subie, sur le trottoir ou dans un établissement dédié, ou ailleurs, reste un business avec traite humaine. Rien à voir avec la liberté sexuelle à mon sens.

Le principal intérêt de ce livre est de casser le cliché de la pute qu’on peut avoir : ce n’est pas forcément quelqu’un qui ne fait que ça, ce ne sont pas forcément des femmes sans autres solutions, sans papiers ou marginales. La plupart sont bien insérées dans la société. Il y en a un certain nombre qui ont acquis un train de vie de luxe et ne peuvent plus décrocher. Certaines disparaissent après un certain temps, en prévenant – ou pas. Les collègues d’Emma sont des femmes qui ont une autre vie, une vie « normale » et un travail et ne viennent à la Maison qu’à temps partiel, sous un pseudonyme, comme toutes les prostituées. Emma officie sous le nom de « Justine », en référence à Sade. Et le fait d’être française lui attire une clientèle qui fantasme là-dessus. Le cliché de la Française…🙄

L’écriture est très crue, les scènes de sexe nombreuses et détaillées. Ça finit par filer la nausée.  Les hommes, c’est, sans surprise, de Monsieur Toulemonde aux pires détraqués, en passant par ceux qui veulent approfondir une expérience voire qui n’en n’ont aucune, où ceux qui n’osent pas avec leur femme,  ou encore des spectateurs. L’image masculine n’en sort pas vraiment grandie mais par instants il y a vraiment des séances décrites avec humour.

Emma Becker ne fait pas dans le larmoyant ni ne passe sous silence la maltraitance parfois subie. Elle tente dénonce un certain puritanisme hypocrite en France où les bordels avec pignon sur rue n’existent plus (officiellement). En Allemagne, les prostituées sont reconnues comme travailleuses du sexe et paient des impôts (à partir d’un certain plafond).

Je ne pense pas que ce livre vous fera forcément changer d’avis sur la prostitution. Il a néanmoins le mérite de susciter le débat. Emma Becker réhabilite l’image estropiée de la pute de façon brillante. Qu’on soit d’accord ou non avec ses propos.

« Le bordel est la part d’humilité inexorable de la société, l’homme et la femme réduits à leur plus stricte vérité (…) »

Publié dans Littérature française | Tagué , , | 4 commentaires

Le bleu des abeilles – Laura Alcoba

C’est l’histoire d’une petite fille argentine de 10 ans dont le papa est emprisonné à La Plata, pour dissidence. C’est l’histoire de l’autrice, Laura Alcoba, qui va devoir rejoindre sa mère en France. L’histoire d’un exil vu par une enfant,  donc. Le point de vue, l’expérience, m’intéressait.

La narratrice apprend le français au pays, grâce à une professeure. Dans ses cours, Paris est celui des cartes postales, tous les chiens s’appellent Médor et les chats Minou, les personnages de son livre de lecture se nomment Marguerite,  Jean, Catherine. Elle apprend  des chansons par coeur, comme  Au clair de la Lune, Frères Jacques. Elle s’applique tout ce qu’elle peut à prononcer correctement  ses « voyelles sous le nez« . Le plus important est de s’intégrer,  d’être invisble, de se fondre dans la masse des Français.

Nous sommes dans la France et l’Argentine de 1979. La petite fille, après plein d’histoires de papier administratifs jamais tout à fait complets, traverse l’océan et rejoint sa mère.  Première surprise : sa mère n’habite pas à Paris, mais au Blanc- Mesnil, en Seine-Saint-Denis, dans la cité de la Voie Verte, avec pour voisins tout plein d’immigrés espagnols, portugais, italiens. Le quartier latin, quoi ! En face, c’est le quartier des Noirs et des Arabes. Parfois, elle accompagne sa mère qui travaille dans les quartiers huppés de Paris, pour emmener les enfants handicapés mentaux de riches familles, dans une maison de thérapie appelée Claparede. Elle se rend bien compte qu’il y a (déjà) deux France différentes : celle des gens aisés et celle des immigrés, qui vivent en marge de ce Paris où tout brille.

La petite fille correspond avec son père emprisonné. Celui-ci n’a droit qu’à un seul livre, et écrit en espagnol. Il a choisi Le bleu des abeilles de Maeterlink. Laura le trouve en français et c’est l’occasion d’un échange « prétexte  » entre eux sur une bizarrerie de la nature : est-il vrai que les abeilles aiment le bleu ?

Bleu. C’est la couleur de ce livre « frais », qui raconte sous un air faussement innocent, la réalité d’un exil, d’un déracinement, d’un accent qui ne s’efface pas, du regard des autres, comme cette bibliothécaire qui pense que Les fleurs bleus de Queneau est trop compliqué pour une petite fille étrangère de dix ans. Ça raconte la honte quand les gens vous parlent comme à une débile parce que vous faites des erreurs dans votre langue d’adoption ou que votre accent vous trahit.

J’ai trouvé le déracinement, la découverte d’un nouveau pays réussis, notamment la confrontation entre le pays fantasmé et la réalité, racontés avec humour, ce qui ne gâche rien ! Cela parlera à n’importe quelle famille qui a vécu l’exil.

En revanche, j’ai trouvé qu’on perdait complètement et assez rapidement le père de vue. Que l’ensemble des dix-huit chapitres qui constituent ce livre manquait de liant. On saute un peu du coq à l’âne, si je puis dire. C’est dommage.

Malgré ce défaut selon moi, j’ai globalement apprécié cette lecture qui me donne envie de creuser un peu plus du côté de la littérature et de l’histoire de l’Argentine dont j’ai une ignorance crasse. Je suis toute ouïe si vous avez des livres à me conseiller.

Laura Alcoba est professeure d’espagnol, traductrice et écrit en français.

Publié dans Littérature argentine, Littérature française | Tagué , , | Laisser un commentaire