Traduit par Jean Esch
Californie, été 1969. Evie Boyd est une gamine de 14 ans qui vit seule avec sa mère tout juste divorcée, absente la plupart du temps. Evie n’a qu’une amie, Connie. Jusqu’au jour où une dispute les éloigne. Un point de rupture qui fera tout basculer. Evie s’ennuie, se traîne, a une piètre idée d’elle-même. Un jour elle croise une bande de filles à peine plus âgées qu’elle, habillées de vêtements usés à la corde, sales et qui pourtant n’ont l’air d’avoir aucun complexe, même pas le fait d’être réduites à piquer du papier WC. Une des filles, Suzanne, attire particulièrement l’oeil d’Evie. Elles sympathisent. Suzanne l’embarque vers « le Ranch », sorte de repaire hippy, endroit crasseux où ce gang de filles vit, sous la houlette de Russell, un soi-disant chanteur. Fascinée par cette communauté hors-normes, où tout semble n’être qu’amour, liberté et partage, Evie intègre le groupe, tout en retournant chez elle de temps en temps. Elle y découvre la drogue et la sexualité. Certains l’ont vue traîner avec ce groupe marginal et la mettent en garde. En vain. Jusqu’au jour où un autre point de rupture est atteint… L’histoire est racontée par Evie elle-même, devenue adulte qui se remémore son passé et l’évoque à des jeunes d’aujourd’hui, dont Sasha, que j’ai perçue comme un double contemporain d’elle-même au presque même âge.
On a tellement parlé de ce roman depuis sa sortie que je ne vois pas bien ce que je vais pouvoir dire de plus que ce qui a déjà été dit ! 🙂 La toile de fond de l’histoire est l’affaire Charles Manson, qui défraya la chronique aux Etats-Unis dans les années 70, suite à une kyrielle de meurtres perpétrés par une bande de jeunes filles sous l’ascendance de ce type. Ici les noms ont été changés, on devine que Russell, le « gourou » du ranch, est le personnage fictionnel de Manson. Il n’est pas du tout mis en avant, on ne le voit (quasiment) pas, on en entend parler par les filles. Le sujet du roman n’est évidemment pas cette affaire, qui est plutôt un prétexte pour ce roman d’initiation. L’histoire d’une adolescente comme beaucoup d’autres : mal dans ses baskets, désenchantée, naïve, fragile (sa famille à la dérive ajoute une touche de fragilité, sans doute), en quête d’attention, d’amour, de raisons d’exister. Un besoin de liberté, de sensations et de mystère pour combler un vide existentiel.
J’ai assisté à la rencontre avec Emma Cline à Paris le 23 septembre dernier, et il a été évoqué un parallèle avec l’enrôlement des adolescents par Daesh. C’est tout à fait juste. Pourquoi ? La réponse n’est pas donnée puisque personne ne la connaît mais c’est intéressant.
J’ai été absolument stupéfaite par l’écriture d’Emma Cline, très recherchée, poétique, précise, sensuelle, et sensitive, colorée mais aussi parfois crue. Elle décortique à merveille le phénomène de fascination qui dépasse totalement Evie. Et la violence tant physique que psychologique. Les points de rupture qui font que tout bascule. Epatant pour une jeune femme de 27 ans dont c’est le premier roman. Un vrai talent qu’on peut lui envier. Elle a depuis écrit des nouvelles et un autre roman. Vivement de les lire, alors !
Je n’ai moi-même pas tout le talent et le vocabulaire nécessaire pour parler aussi bien du roman que je le voudrais…
Extraits :
« Il s’était retrouvé pris dans un groupe en pleine effervescence, aux abords du Haight, des satanistes qui portaient plus de bijoux que n’importe quelle adolescente. Médaillons en forme de scarabée et poignards en platine, bougies rouges et musique d’orgue. Puis un jour, Guy avait croisé Russell qui jouait de la guitare sur le parking. Russell et sa tenue de daim de pionnier qui lui rappelait peut-être les livres d’aventures de sa jeunesse, les séries télé où les héros dépeçaient des caribous et traversaient à gué des rivières gelées en Alaska. Depuis Guy n’avait pas quitté Russell. »
« – Mais je vis avec lui. Genre, c’est lui qui paie le loyer et tout ça.
– Il y a d’autres endroits où aller », dis-je.
Pauvre Sasha. Pauvres filles. Le monde les engraisse avec des promesses d’amour. Elles en ont terriblement besoin et la plupart d’entre-elles en auront si peu. Les chansons pop à l’eau de rose, les robes décrites dans les catalogues avec des mots comme « coucher de soleil » et « Paris ». Puis on leur arrache leurs rêves de manière si violente : la main qui tire sur les boutons du jean, personne ne regarde l’homme qui crie après sa petite amie dans le bus. Ma tristesse envers Sasha me nouait la gorge. »
« Ce n’est pas que j’étais incapable de me remémorer ma vie avant Suzanne et les autres, mais elle avait été limitée et prévisible, les objets et les gens occupaient leurs espaces restreints. Le gâteau jaune que ma mère confectionnait pour les anniversaires, dense et glacé quand il sortait du freezer. Les filles à l’école qui déjeunaient à même le bitume, assises sur leurs sacs à dos renversés. Depuis que j’avais rencontré Suzanne, ma vie avait pris un relief tranchant et mystérieux, qui dévoilait un monde au-delà du monde connu, le paysage caché derrière la bibliothèque. »

Emma Cline lors de son passage à Paris, avec Alice Déon (à gauche), l’éditrice des Editions de La Table Ronde et la libraire de la librairie Gallimard (c) Mille (et une ) lectures de Maeve
Chouette rencontre où j’ai manqué de temps pour rester un peu plus longtemps. 🙂
En effet, Emma Cline a beaucoup de talent. J’espère qu’elle écrira un second roman. Je suis sûre qu’elle a encore beaucoup de potentiel à exploiter avec un sujet tout aussi intéressant.
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Lors de la rencontre elle a dit qu’elle a écrit un autre roman et des nouvelles. Pas sur le même sujet, mais j’imagine déjà que ce sera bien. 😊
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Tiens, je n’aurais pas fait le parallèle avec Daesh !
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Pour le côté embrigadement dans une secte.
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