Un fantôme dans la gorge – Doireann Ni Ghriofa

Traduit par Elisabeth Peelaert

La meilleure lecture de mon mois de mai a été sans conteste cette pépite, Un fantôme dans la gorge de Doireann Ni Ghriofa que j’ai aperçu mille fois dans les librairies dublinoises dès 2021 lorsque j’ai pu retourner dans le pays. Je me disais qu’il allait certainement être traduit en français, donc je ne l’avais pas acheté. Les années ont passé et : RIEN ! Et puis, c’est vraiment par hasard que j’ai appris sa parution en France au mois d’avril 2024. Merci aux Editions du Globe d’avoir eu cette idée. Franchement quand je vois le retard que l’on a pris pour de nombreux livres irlandais carrément géniaux… Il n’y a pas que Sally Rooney et Maggie O’Farrell dans la vie ! Où est passé Donal Ryan, sérieux ? Il y a pourtant 2 livres publiés depuis longtemps en Irlande, dont le fameux Strange Flowers où je me disais qu’il serait traduit avant que j’ai fini de le le lire : ben même pas ! Il y a aussi Louise Nealon, autrice du populaire et acclamé Snowflake, que finalement je ne regrette pas d’avoir acheté puisqu’il ne paraît pas dans l’Hexagone. Voiilà pour le petit coup d’humeur… 🙂

Revenons à notre fantôme… La narratrice est une femme au foyer dans l’Irlande d’aujourd’hui, occupée par les tâches quotidiennes d’une famille de la classe ouvrière. Sa charge mentale l’occupe à tel point qu’elle fait des listes sur les choses quotidiennes et répétitives à faire et les raye consciencieusement, avec satisfaction, une fois que c’est du passé. Mère de plusieurs enfants, enceinte du quatrième, son quotidien la satisfait, elle est d’un dévouement totale à son rôle de mère et d’épouse. Elle allaite ses enfants et utilise même un tire-lait pour envoyer son lait à d’autres qui n’ont pas cette chance, via un système qui existe en Irlande.

« Il y a des matins, quand je me sens particulièrement fatiguée. où je me laisse aller à rêver un peu, à passer dix minutes sur un livre de bibliothèque, mais aujourd’hui, comme tant d’autres jours, je prends ma photocopie usée de Caoineadh Art Ui Laoghaire, et j’invite la voix d’une autre femme à hanter ma gorge un moment. C’est de cette façon que je remplis le seul petit silence de ma journée, en montant le volume de cette voix et en la mêlant au ronron sifflant de la pompe, jusqu’à ce que mon oreille occulte tout le reste. Dans la marge, mon crayon entame un dialogue avec de nombreuses versions antérieures de moi-même, une transcription de pensées flottantes dans laquelle chaque point d’interrogation s’attache à la vie de la poétesse auteure du Caoineadh , mais n’interroge jamais la mienne. Après plusieurs minutes, je reviens à moi tout étonnée, devant le tire-lait débordant de liquide pâle et tiède.

Quand nous nous sommes connues, j’étais enfant et elle, morte depuis des siècles. »

C’est à la découverte de cette femme ayant réellement existé que nous emmène la narratrice. Nous lui emboitons le pas car plus le temps passe, plus cette femme 18e siècle l’obsède ainsi que d’un chant funèbre, Caoineadh, dont elle est l’autrice. Caoineadh est né d’une histoire d’amour tragique entre Eibhlin Dubh Ni Chonaill et Art O’Laoghaire. Nous plongeons dans l’histoire de l’Irlande, sur la trace des O’Connell. Cette femme au foyer nous faire rêver par ses découvertes de chercheuse néophyte. Ses recherches vont totalement l’absorber et finalement lui faire prendre conscience qu’à un moment donné, elle devra rendre sa liberté à cette femme devenue un fantôme obsédant qu’elle harcèle, qu’il faut tourner la page, passer à autre chose. Cette femme oubliée au détriment du héros qu’est son amant, gardera une partie de son mystère. Une naissance prématurée et le risque pour le bébé vont être un fil ténu entre le passé et le présent.

Reprenant pied dans sa réalité de femme au foyer, avec entre-temps un enfant supplémentaire et un mari qui lui dit stop, je vais me faire stériliser, elle encaisse le choc, mais son pas de côté dans son quotidien à travers sa recherche aura changé la perception de sa vie et de sa vie de couple.

« Malgré la violence de mon refus, je sens pourtant que je ne peux plus le désavouer. Cette décision et la douleur physique qu’il s’est infligée en passant à l’acte sont un cadeau étrange. Non seulement il se libère, mais par cette coupure, il me libère aussi. Ne plus pouvoir tenir un nourrisson dans mes bras me permettra peut-être de faire grandir autre chose – que je n’imagine pas encore. »

Si comme moi vous êtes du genre à partir vous promener à la recherche d’un monde disparu dans des lieux improbables, ce livre est pour vous ! Kilcrea est maintenant un endroit qui n’est plus tout à fait comme les autres.

Par ailleurs, Doireann Ni Ghriofa redonne ses lettres de noblesse à une poétesse oubliée du monde des hommes et la rend accessible aux lecteurs.

Un récit féminin et féministe, subtil, superbement écrit. Et la cerise sur le gâteau est l’intégralité du poème traduit du gaélique en français accessible à la fin de l’ouvrage. Parfois, j’ai souri à sa lecture. Oui, c’était une femme de caractère :

« ô mon bien-aimé, hardi !
Lève-toi maintenant, allez, debout,
rentre à la maison avec moi, main dans la main,
je ferai tuer des boeufs (…) »

(je la voyais bien tapant du pied, lui disant, ça suffit, arrête de faire l’andouille… tant elle ne peut évidemment accepter la réalité de sa mort).

Ce livre est un coup de coeur. Un peu difficile à résumer mais faites l’expérience de sa lecture et vous m’en direz des nouvelles !

NB : désolée pour les accents irlandais, mais je n’ai toujours pas trouvé comment les mettre avec un clavier français.

A propos Maeve

Blogueuse littéraire depuis 2009, lectrice compulsive depuis l'âge de 6 ans ^_^ .
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2 commentaires pour Un fantôme dans la gorge – Doireann Ni Ghriofa

  1. alexmotamots dit :

    La couverture est magnifique elle aussi. Allez zou, je note ce titre.

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