
« J’en suis venue à voir tout le métal qui se trouve dans mon corps comme autant d’étoiles artificielles, scintillants sous la peau, une constellation de métal ancien et neuf. Une carte, un tracé de connexions, un guide pour regarder les choses sous différents angles. »
J’inaugure le Mois irlandais, par un coup de coeur magistral, un livre de non fiction, un éclat de vie (comme souligné au pluriel par le sous-titre).
En 2019, ma vie de lectrice avait été marquée par Emilie Pine avec Notes à usage personnel où l’autrice évoquait sa vie de femme, entre autres, « pour briser la loi du silence (…) écrivait-elle. Pas facile, la vie de femme, qui plus est en Irlande ; pas facile la vie quand la maladie s’acharne à vous mettre des bâtons dans les roues. Je vous rassure tout de suite, ce livre n’est pas un recueil de douleurs dont on sort accablé. C’est tout le contraire : c’est un livre qui vous donne la pêche par sa sensibilité et sa justesse.
Dès l’adolescence, Sinéad Gleeson, atteinte de monoarthrite, va connaître les hôpitaux et les médecins hésitants, parce que justement elle est une fille. « Les médecins ont évoqué une athrodèse, opération qu’ils étaient réticents à pratiquer, même à la fin des années1980. « En particulier chez les filles », a confié le chirurgien à mes parents entre deux raclements de gorge gênés, même s’ils m’a fallu beaucoup plus de temps pour comprendre ce qu’il voulait dire. » Claudication et bruits de béquilles seront le lot de l’autrice pendant dans années, ses années d’adolescence, ces années que l’on sait tellement importante dans la construction de l’identité.
« J’étais une enfant timide qu’on humiliait à cause de sa honte. Rares sont les adolescents bien dans leur peau, mais chez les femmes, les racines emmêlées des complexes physiques sont plantées de bonne heure. »
Il lui faudra attendre 2010 pour obtenir une « PTH », prothèse totale de la hanche. Pourtant, elle n’en a pas fini avec la maladie. Elle a en effet rendez-vous avec une leucémie autant agressive que rare en son genre : leucémie aiguë promyélocytaire. Un cancer du sang au développement rapide. Le sang, élément vital mais également à haute valeur symbolique en pays catholique. Le sang du Christ, évidemment. Mais aussi celui des femmes, des règles, de l’accouchement, de son pendant l’avortement, de la transmission du SIDA et son lot d’idées préconçues et de tabous. « Je possédais une boîte à aiguilles bleu et jaune criards, portant la mention Danger ! sur le devant. Comme les poubelles d’hygiène féminine dans les toilettes, ces boîtes sont là pour la sécurité, mais aussi pour la dissimulation. Un rappel que mon sang, périphérique ou menstruel, est un danger biologique. »
PTH, leucémie, maternité, accouchement médicalisé. De quoi bousculer tout un petit monde. Sinéad Gleeson évoque ses grossesses avec humour et tendresse, sans tatou, mais également avec un regard très caustique sur le monde de l’hôpital en Irlande, et de la façon dont on traite les femmes qui accouchent par des voies autres que les voies naturelles. Comme si être une femme avec une maladie, avec un handicap physique et qui du coup, a besoin de l’aide médical pour accoucher, fait autre chose que d’accoucher ! De même, devenir mère en Irlande est encore perçu comme un eacte inné, pas besoin d’aide. C’est juste incroyable dans un pays développé au XXIe siècle !
Grossesse
La faim est un train à vapeur,
J’enfourne de la nourriture
Pour chasser la nausée.
Ma gorge brûle, plus chaude que des charbons.
Nous traversons des gares aux noms de semaines et de
trimestres,
Ce bébé et moi,
Deux rails dans la nuit.
« J’avais voulu des accouchements naturels, mais avec mes hanches soudées, ça aurait été dangereux. Ca n’en est pas moins des naissances, et je ne m’en suis pas moins sentie mère. Sauf que des gens vous donnent l’impression du contraire.
Avec le deuxième bébé – même s’il est petit et prématuré -, le personnel médical suppose que la mère a déjà saisi le truc. Qu’elle est une pro de la maternité et sait exactement quoi faire. Qu’elle a une sagesse de moine. »
Annoncer qu’on ne veut pas allaiter (ici pour des raisons de sécurité évidente quand on s’injecte des tonnes de médicaments dans le corps) et la réplique tombe comme un couperet : « Si vous ne le faites pas, vous regretterez de ne pas avoir noué le lien. »
Ah oui ? Que tous les ex-bébés non allaités donnent leur avis, j’en fais partie : c’est juste une fadaise éculée d’un autre âge !
« Je ne m’attendais pas à ce besoin de fragiliser les femmes qui viennent de porter un autre être pendant neuf mois et de l’expulser dans ce qui ne peut être décrit que comme un acte d’attrition épuisant. Pourtant, la critique est prompte. Tu as accouché, mais pas par les voies naturelles; tu as accouché, mais tu as eu une rachianesthésie; tu as accouché, mais maintenant, tu ne veux pas allaiter ? On ne s’étonne plus de la désinvolture avec laquelle les femmes se font admonester. » Ce sont des passages qui m’ont marquée, d’autant que l’autrice a une petite fille née prématurément, qui a dû être mis en couveuse, après une séance qui ressemble à un battage de tapis : « Je n’ai jamais oublié l’instant où elle a été suspendue par le pied. Encore maintenant, j’en ai des sueurs froides. Je dois absolument remplacer cette image par autre chose. Thétis tenant Achille au-dessus du Styx. Peut-être que cet acte, cette première rencontre avec le trauma, l’a rendue immortelle, inviolable. Elle sera invincible.(…) »
J’en ai des frissons. Je pense que j’ai dû subir la même chose, c’est sûr, vers la fin des années 70. Heureusement, on n’en garde aucun souvenir, je vous assure, pas même de la couveuse !
« Le problème de la maternité, c’est qu’il est rarement dissocié de la parentalité. » Peut-on être mère et garder une (partie de) sa liberté, sa personnalité. Est-on la même avant et après ? Mais est-on toujours la même au cours d’une existence, mère ou pas ? « Après des années d’immersion, l’individualité reprend petit à petit son autonomie. Un automne, alors que mes deux enfants vont à l’école, je suis assise derrière un vieux bureau et contemple les hêtres et le gris sombre d’un lac. L’après-midi avance. J’ai trouvé refuge dans une résidence pour artiste isolée à la campagne, à deux heures de chez moi. (….)
« Mais, et tes enfants ? » On ne dira jamais ça à un homme.
Comme on ne demandera jamais à un homme s’il a peur en voyageant seul. C’est pourtant courant qu’on pose la question à une femme ! Pourquoi une femme devrait-elle davantage craindre de voyager seule ? Etre une femme et voyager seule est toujours perçu comme quelque chose d’étrange. Autrefois c’était carrément suspicieux. « Partir en voyage sur un coup de tête était traditionnellement l’apanage d’un seul sexe et de ceux qui en avaient les moyens : l’argent et le fait d’être un homme aidaient. » Perçu comme un moyen de se soustraire à ses obligations, surtout si on est une femme…
Si cet ouvrage évoque la maladie et les accidents de la vie, c’est aussi une sublime ode à la liberté, à la vie sous toutes ses formes, à vivre sa vie comme on l’entend, à s’écarter de la toxicité, à la combattre quand elle entrave la liberté (il est question du droit à l’avortement en Irlande, des progrès dans ce domaine et des combats qu’il reste encore à mener). La chute est une magnifique « non-lettre » de l’autrice à sa fille « qui porte le nom d’une reine guerrière » (devinez lequel, moi je sais ! 🙂 )
« Je t’écris ceci, ma fille,
Je place ces mots entre tes mains,
Pour t’aider à comprendre
Comment sera le monde
Parce que tu es une fille.
(….)
« Je pourrais aussi bien l’écrire
A mon fils
Mais comme le chante Joe Jackson
C’est différent pour les filles.
Ton identité de fille, cette injustice
A la vie dure – sache que le monde
Qui penche et tourne te rejettera
Et tu seras jugée sur ton apparence
Sur ta taille et ton visage
Sur l’espace que tu occupes
Et selon que tu t’emportes ou supportes son sort
(….)
Jette à la mer la cargaison pourrie
Les gens qui ménagent la chèvre et le chou,
Ceux qui font tout pour éviter tes bonnes nouvelles,
qui affichent des sourires faux quand le monde te sourit,
Les gens qui ont trop peur pour essayer de faire
ce que tu feras un jour.
Sois une vagabonde, une nomade,
Une voyageuse, une bourlingueuse,
Navigue sur toutes les mers
En te guidant grâce aux étoiles
Grimpe aux arbres, parle aux oiseaux,
Sème des graines partout où tu vas
Laisse des empreintes de pas dans toutes les villes
Embrasse et laisse-toi embrasser (…). »
Un tout petit aperçu qui ne reflète pas toute la richesse du livre, à la composition originale et à la réflexion profonde, que j’ai absolument adoré. On y croise aussi d’autres personnalités féminines, telle Frida Kahlo, pour la plus connue.
Il fait à présent partie de ma catégorie de recommandations « Livres d’autrices irlandaises à lire absolument avant de mourir » !
Constellations a obtenu de Prix du livre de l’année au très célèbre Irish Book Award en Irlande en 2019. Ce n’est pas pour rien !

Merci aux éditions de La Table Ronde
Un roman riche de sujet, et qui t’a touché, on sent ta révolte à certains passages.
J’aimeAimé par 1 personne
Un livre que tout le monde devrait lire pour le 8 mars. Un livre que je prêterai à ma mère et qui lui donnera la pêche pour affronter tous ses problèmes de santé et qui lui parlera sûrement sur d’autres sujets. Un livre qui ne s’oublie pas.😉
J’aimeAimé par 1 personne
Ping : Constellations, Sinéad Gleeson – Pamolico, critiques romans, cinéma, séries