Traduit par Héloïse Esquié
Patti Smith se lance dans l’écriture de ce livre en 1991, alors qu’elle habite dans les faubourgs de Detroit, avec ses deux filles et son mari, le célèbre Fred « Sony ». Elle est alors envahie d’« une mélancolie terrible et inexprimable ». Raymond Foye, cofondateur de Hanuman Books lui demande un manuscrit. Elle précise que les livres de cette maison d’édition ont la particularité de ne faire que « 7,5 cm sur 10, comme de petits livres de prière indiens ». Son texte doit donc rentrer dans ce format, contrainte qui la charme. Elle commence à écrire à l’automne et le terminera le 31 décembre 1991, jour exactement de son quarante-cinquième anniversaire. Elle rend sa copie sur du papier millimétré (je comprends plutôt qu’il s’agit de papier quadrillé si je m’en tiens à la photo du début du livre) et l’éditeur se chargera de la saisie. Un travail d’écriture qui la fera sortir de sa torpeur.
Lors de la rencontre avec l’écrivain le 9 avril dernier, où Glaneurs de rêves a été évoqué, j’avais compris qu’il s’agissait d’une biographie sur son enfance. J’ai déjà lu Just Kids, où elle évoque ses années de jeunesse qui permet au lecteur de découvrir la Patti Smith d’avant la scène internationale, dans l’atmosphère artistique du New York des années 60-70. Je m’attendais donc à une autobiographie écrite de manière similaire : chronologique. Elle prévient d’ailleurs d’emblée le lecteur : ce n’est pas un conte de fées : « J’ai toujours adoré les contes, mais j’ai bien peur que cette définition ne convienne guère. Tout ce que contient ce petit livre est vrai, et écrit exactement tel que ça s’est passé ». Cela intrigue un peu… mais on comprend vite pourquoi elle dit cela !
Patti était « une enfant sombre aux jambes chétives », très prompte à la rêverie. Elle déforme ses chaussettes en s’en servant comme sacs à billes. Les billes, la seule activité où elle excellait, fascinée par la magie qu’elles contiennent.
Parce que voilà, Patti « trouvai[t] de la magie en toutes choses, comme si toutes choses, tous les fragments de la nature, portaient l’empreinte d’un djinn ». La maison de l’enfance est bordée d’une haie qu’elle considère comme sacrée et le champ qui lui est contigu est un espace peuplé d’êtres magiques. C’est le très vieil homme à la barbe blanche, qui vend des vairons comme appâts dans une maison déglinguée qui lui a dit : c’est là que vivent les glaneurs de rêves.
Le ton est donné. Oubliez le récit chronologique ancré dans le réel. L’imagination de Patti Smith se débride (ah, non, j’oublais, ce n’est pas de l’imagination, c’est la réalité) :
« Par certaines nuits spécialement claires, il m’arrivait de voir du mouvement dans les herbes. Au début, je pensais que c’était l’envol de la chouette effraie ou les ailes pâles d’un papillon lune qui se déployaient et se repliaient tel un habit médiéval. Mais j’ai compris une nuit que c’étaient des êtres comme je n’en n’avais jamais vu, vêtus d’étranges costumes et de coiffes archaïques. »
« Et l’image des glaneurs de ce champ endormi me plongeait à mon tour dans le sommeil. »
Ce livre est comme un rêve poétique. Patti Smith est une adepte des surréalistes, et en particulier de Nadja d’André Breton. Elle choisit d’effleurer l’univers de l’enfance par les songes, voyages oniriques qui mènent partout, tel un medium entre le passé et le présent :
« Je planais au-dessus de l’herbe, laissant parfois l’empreinte de mes mains sur les fruits de leur labeur, empilés un peu partout telles des balles de coton. Des âmes recyclées, des larmes, le babil des enfants, un rire fou. Tout cela, je le touchais ou l’effleurais de mes doigts, libérant une buée parfumée, peut-être consacrée. »
« Le temps passe et avec lui passent certaines sensations. Mais de temps à autre la magie du champ et de tous les événements qui s’y sont déroulés affleure. »
Le livre s’ouvre et s’achève sur un voeu et une phrase : « J’ai toujours imaginé que j’écrirais un livre, ne serait-ce qu’un petit livre, qui emmènerait le lecteur dans un royaume qui ne pouvait être mesuré ni même évoqué par le souvenir » ; » J’ai toujours imaginé que j’écrirais un livre un jour ».
« Comme nous sommes heureux lorsque nous sommes enfants. Comme la voix de la raison étouffe la lumière. Nous errons à travers la vie – une monture sans pierre. » « J’ai été soulevée jusqu’à planer au-dessus de l’herbe, même si tous me voyaient encore parmi eux, prise dans les tâches humaines, les deux pieds sur terre. » . (Peter Pan, nous voilà ! 😉 )
Un livre magnifique comme un livre de prière indien où le lecteur se laisse porter là où Patti Smith veut bien l’emmener, dans son univers onirique d’enfant, ponctué de photos. A lire dans un lieu tranquille, loin de la foule déchaînée. Et à relire pour tenter de saisir ce qui a pu nous échapper.
Décidément : bravo l’artiste ! Inspirée.

9 avril 2016