Traduit par Jean-Luc Piningre
Quand j’ai commencé à m’intéresser à la littérature irlandaise, Colum McCann est l’un des premiers écrivains que j’ai lus. A l’époque je ne savais pas qu’il vivait aux Etats-Unis. J’ai dû me faire à un genre peu populaire en France et pourtant si connu en Irlande et aux USA, la nouvelle : La rivière de l’exil (lu en V.O. – Fishing the Sloe-Black River, 1994) et Ailleurs en ce pays – Everything in this country must, 2000), m’avaient fait trouver McCann sacrément talentueux mais aussi un peu ardu (et glauque). Il faut dire qu’il y a énormément d’intertextualité chez cet auteur, un vrai « joycien » qui joue avec les mots, reprend ce qui existe pour mieux le retourner. Alors, en V.O., ça donne un peu du fil à retordre.
Colum McCann a depuis publié des romans, que je n’ai pas tous lus, j’avoue, et c’est le roman justement, qui l’a révélé au grand public en France.
Pourtant, avec Treize façons de voir, il revient à ses premières amours.
Le recueil, que l’auteur dédie, entre autres, à la mémoire de son père, est composé originellement de 4 nouvelles :
« Treize façons de voir » (une novella)
« Quelle heure est-il maintenant là où vous êtes ? »
« Sh’khol »
« Traité »
et l’éditeur français lui en a fait ajouter une cinquième : « Comme s’il y avait des arbres ».
Les textes ont en commun la violence, sous plusieurs formes, mais aussi la solitude.
Je ne vais pas y aller par quatre chemins : j’ai eu un immense coup de coeur pour ce recueil ! Pour moi, pas grand chose à voir avec ce qu’il écrivait à ses débuts, j’ai trouvé que le style avait changé, c’est peut-être plus limpide, plus achevé, il y a davantage d’humour, le lecteur est tenu en haleine, et il y a énormément d’émotion, McCann sait vraiment jouer avec ça ! (C’est aussi peut-être ma mémoire qui me fait défaut par rapport à ce que j’ai lu de lui avant).
« Treize façons de voir » est mon texte préféré. (Je suis partie à New York – même si en vrai j’étais au fin fond de la campagne irlandaise : un double voyage, donc !)
Il raconte le dernier jour d’un vieux juge qui vit à New York, veuf, vivant seul avec l’infirmière qui s’occupe de lui. Il a un fils qui est apparemment un crétin fini, bien trop occupé par sa carrière. Un homme seul donc, lituanien de confession juive, marié à une Irlandaise catholique. Le lecteur apprend qu’il va être assassiné par les analepses du texte, révélant une enquête de police. De plus, ce pauvre homme porte le patronyme de Mendhelsson. Le titre est tiré d’un poème très connu du monde anglophone qui fait référence au chant du merle. McCann nous rend dingue d’angoisse pour ce vieux monsieur à la démarche plus qu’instable et hésitante. Il nous fait aussi beaucoup rire par les réflexions du bonhomme qui s’en prend jusqu’au glouglou dans les tuyaux du chauffage domestique à 5 heures du matin (avant, on se les gèle !). Notre coeur se serre quand il évoque sa femme et on fulmine contre son fils. Et puis la mort arrive en direct, comme si nous étions à la place du vieux monsieur. La raison : à vous de vous faire une idée d’après tout ce qu’il nous a dit avant.
Extraits :
« Sally James a englouti un oiseau, un de ceux qui se lèvent tôt. La voici donc, de bonne humeur, fraîche comme une cime, solide comme un chêne, grande comme un séquoïa. »
« Ils ont un tel sens de la langue, ces Anglais. Normal, puisqu’ils ont eu des Irlandais comme professeurs, disait toujours Eileen. »
« Passons la page, tournons l’éponge. »
« Tout comme le poème fait du lecteur un complice, les inspecteurs deviennent complices du meurtre. »
« Quelle ville ! New York ne cesse de m’épater. Une Rhodésienne blonde servant un juif lituanien, né en Pologne, dans un restaurant italien qui emploie – voyons – deux commis mexicains(…) ».
« Notre père qui êtes au bordel des cieux »
« Pourquoi un bordel de merde ? se demandait Eileen.
Pourquoi pas un bordel de beauté ? » 🙂
« Quelle heure est-il là où vous êtes ? » : un homme doit écrire une nouvelle pour le nouvel an. Au début, l’angoisse d’un homme devant sa page blanche, l’art de repousser à plus tard ce qui devrait être écrit maintenant, la deadline. Mais l’imagination qui s’enflamme. Le lecteur assiste à la création d’un univers de fiction : les décors, les personnages, qui prennent de l’épaisseur sous nos yeux, au fil des lignes, mais ce monde reste inachevé : des questions restent en suspens sur les personnages, sur ce qui pourrait (ou pas) arriver, le champ des possibles est celui du lecteur et de son imagination. Bien joué !
« Sh’khol » : une femme traductrice et divorcée vit dans la baie de Galway, seule avec son fils adoptif handicapé à qui elle a eu la mauvaise idée d’offrir une combinaison de plongée à Noël. Une allusion aux selkies du folklore irlandais, « créatures cousines des sirènes, qui se déguisent en phoques et danses nues sur la grève au clair de lune ». La solitude d’une mère, donc, dont l’imagination s’enflamme, seule face à son angoisse. Le titre de la nouvelle est le mot qui désignent les parents d’enfant mort en hébreux, d’après ce que dit McCann (je ne sais pas si c’est exact). J’ai beaucoup aimé !
« Traité » : le secret d’une nonne (un viol) qui, des années après reconnaît son agresseur à la télévision. Violent, c’est le moins qu’on puisse dire.
« Comme s’il y avait des arbres » : sur le racisme, la violence envers les Roumains dans une citée du nord de Dublin.
« Les étrangers, on le sert pas, ou alors on les fait attendre, parce qu’il y a toujours des ennuis avec eux. »
La fameuse 5e nouvelle ajoutée à l’édition française du recueil : je n’ai pas trop accroché à celle-ci.
Mais pour tous les autres textes, le recueil mérite largement la lecture, pour tout l’humanisme qu’il contient, l’émotion et les clins d’oeil à l’Irlande (et à Joyce !). Même si Colum McCann vit depuis plus de vingt ans à New York, il reste profondément irlandais, notamment par son sens de l’humour ! L’Irlande reste toujours dans un coin de son coeur, comme ces nouvelles le prouvent ! Pour moi, il n’est pas américain ! 🙂
Je suis heureuse de ne pas avoir encore lu toute son oeuvre, en particulier ses romans : il me reste donc du « grain » à moudre !
En tout cas, un recueil sublimement écrit ! ❤
C’est un auteur que je dois absolument lire. J’ai son livre Danser à lire.
Du Joyce en lui m’intrigue.
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Pour avoir du Joyce, oui, il y en a, c’est une certitude ! 😉 Je n’ai pas lu « Danseur » mais je le vois un peu à part.
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