Dans la baie fauve – Sara Baume

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Traduit par France Camus-Pichon

Un homme de cinquante-sept ans, seul et solitaire, lit une annonce sur une vitrine de brocante, entre « une veste de peau de mouton, un tambourin en bois d’hévéa, un canard empaillé et un kit de calligraphie » : « CHERCHE MAITRE COMPATISSANT ET TOLERANT, SANS AUTRE ANIMAL DE COMPAGNIE, NI ENFANT DE MOINS DE QUATRE ANS. » En guise de photo, une tête de chien estropié. La photo est la moins nette et la plus sinistre de toutes.  Néanmoins, l’homme fond complètement pour cette bouille et fonce le récupérer au refuge. Ce chien a la particularité d’être borgne. Son nouveau maître dit ressembler tantôt à un indien, tantôt à un troll.

« A quoi je peux ressembler, vu de ton oeilleton solitaire ? Tu m’arrives tout juste au mollet et je suis massif comme un rocher. Mal fagoté, avec une barbe mitée. Les traits passés au rouleau compresseur, le poil pareil à de la limaille de fer. Quand je reste immobile, je me voûte sous le poids de mon propre bloc de peur. Quand je marche, je clopine sur mes pieds de cul-terreux et mes jambes mal proportionnées. Mes rotules cailleuses sortent par les déchirures de mon jean ».
« A une époque, sous certaines lumières et certains angles, j’avais des cheveux noirs corbeaux aux reflets d’un bleu électrique, mais ils sont maintenant mouchetés de gris comme une corneille ébouriffée. J’en fais une tresse qui descend sur la bosse de mon dos de rocher, et parfois je me dis que, si j’avais des gens avec qui blaguer, on me surnommerait GRAND SACHEM à cause de la largueur de mon visage ».
Le véritable prénom du narrateur est Ray, (nommé une seule fois page 17, mais il a tout sauf l’apparence d’un rayon de soleil ou de lune, comme il l’avoue lui-même !).

One Eye est aussi bizarrement fichu : « Tu pourrais faire trois mètres de haut que tu ressemblerais quand même à un chat de gouttière. On voit tes côtes. Ta croupe se termine par une queue coupée aux trois quarts et ton poids te tire vers l’avant comme une brouette. Tes pattes sont tout en os, tes épaules tout en muscles. Ton cou est trop court pour ton corps, ta gueule trop grande pour ton crâne, tes oreilles justes assez longues pour se replier sur elles-mêmes. (…) Il manque un morceau de tes babines, et elles sont figées en un rictus. »

Nous allons passer quatre saisons, du printemps à l’hiver, avec ce couple atypique et branquignole. Voilà l’histoire dans les grandes lignes : le narrateur ramène le chien dans la maison de son père, qui est maintenant la sienne. Tout se passe bien jusqu’au moment où les deux amis partent en promenade. One Eye est le roi des bêtises, malgré son handicap : il croque les autres chiens, qu’il voit très bien !  Le début des embrouilles pour le narrateur qui est prêt à tout, sauf à se séparer de son chien. Il décide donc de tracer la route, dans sa vieille bagnole tout aussi branquignole que le reste et nous voilà partis sur les routes irlandaises, en particulier du côté de Tawny Bay (la « baie fauve »), où le varech pue tout ce qu’il peut. Le roman prend une allure de road trip, de roman d’aventures…

Si on ne connaît rien du passé du chien, on va en apprendre un peu plus sur le narrateur, à travers son long monologue à son animal. C’est un être cabossé par la vie, en retrait de la société, il vivait la plupart du temps reclus chez lui. Son père est mort…. en s’étouffant avec une saucisse ! Pourtant, il ne le regrette pas car c’était un homme froid, égoïste etc.

On se prend d’affection pour le bonhomme comme pour le chien. Cependant, le gars a fait un truc qui m’a filé la chair de poule (il vous faudra lire le roman pour savoir quoi !). J’ai un peu changé d’avis sur  lui en cours de route. Au début on le voit comme un pauvre bougre inoffensif. Certes, il n’est pas méchant, son père était un type moche, mais quand même il fait un truc de fou ! 🙂

J’ai été bluffée par l’écriture de Sara Baume, dont c’est le premier roman traduit en français : à la fois poétique, trash, avec des touches d’humour. J’ai été scotchée par la manière dont elle décrit les plantes, les oiseaux, les rochers, bref la nature. Rien n’échappe à sa plume ciselée. Et on court, on court, on court, on roule, on roule, on roule ! Une écriture dynamique !

J’ai eu la chance d’assister à la rencontre organisée à Paris cette semaine et donc d’en savoir un peu plus. Sara Baume est plasticienne de formation, elle a expliqué ne pas pouvoir écrire autrement qu’en décrivant avec exactitude ce qu’elle voit. Le chien lui a été inspiré par son propre chien, Wink (à qui elle rend hommage à la fin du livre) ; « wink » signifie « clin d’oeil » en anglais britannique et irlandais (mais bien autre chose en argot américain, ce qu’elle ignorait !). Bien heureusement elle n’a jamais vécu comme son personnage, même si à un moment de sa vie, elle habitait avec son compagnon dans un appartement insalubre, sans chauffage etc, tendance squat d’artistes. Ce qui lui a donné de l’inspiration pour la maison de son personnage.
Personnellement, je n’ai pas pensé à Jack London en lisant ce roman. Je n’ai jamais vu Croc Blanc dans la peau de One Eye.  Parce que l’ambiance est globalement différente par le décor et les deux personnages. Le père de Croc Blanc était borgne, mais on ‘y pense pas d’emblée, au regard du contexte.
Il a été évoqué un rapport avec les romans de Jón Kalman Stefánsson (Entre ciel et terre, pour ne citer que celui-ci). J’ai trouvé que c’était quand même très différent, dans l’ambiance et l’histoire, une fois encore.
Bref, Sara Baume a sa propre originalité…

Dans la baie fauve
est plein d’humour, de tendresse, de poésie et empreint d’une ambiance décalée qui ne ressemble à rien d’autre, même pas au roman finlandais Le lièvre de Vatanen.

Je ne peux que vous inviter à découvrir cette auteure dotée d’un vrai talent. De la vraie bonne littérature irlandaise dont vous vous souviendrez !
Elle a écrit un deuxième roman, qui j’espère bien arrivera jusqu’à nous. Elle nous confiés qu’après avoir terminé l’écriture de Dans la baie fauve, ou plutôt Spill Simmer Falter Wither 🙂 , elle n’avait pas du tout dans l’idée d’écrire encore de la fiction, en tout cas plus une histoire de chien. Elle s’intéresse à ce qui est à la marge entre l’essai et la fiction. Mais contre toute attente, elle a écrit un deuxième roman et elle s’est surprise à prendre des notes pour un troisième.
Moi je dis : youpi !

A propos Maeve

Blogueuse littéraire depuis 2009, lectrice compulsive depuis l'âge de 6 ans ^_^ .
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6 commentaires pour Dans la baie fauve – Sara Baume

  1. Ingannmic dit :

    Je note, c’est très tentant, je ne connais pas du tout cet auteur,et tu piques ma curiosité : j’ai maintenant envie de savoir ce qu’a fait de fou le personnage !!

    Aimé par 1 personne

    • Maeve dit :

      Très chouette roman, original et très bien écrit (et traduit). Je suis super étonnée que personne n’ait évoqué ce qu’a fait Ray. Moi, ca m’a sauté à la figure pendant ma lecture. 😉

      J’aime

  2. alexmotamots dit :

    Ton billet est alléchant, on sent que tu as aimé cette lecture.

    Aimé par 1 personne

  3. lewerentz dit :

    Oui, j’ai bien l’intention de lire ce roman.

    Aimé par 1 personne

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