Traduit par Marina Boraso
1845, tout le monde le sait, la Grande Famine frappe l’Irlande. Un épisode de l’histoire de l’île d’Emeraude dont la population n’aime pas trop parler, bien qu’il y ait à Dublin et ailleurs dans le pays, mémorial et musée. Même si elle vous montrera, toujours avec colère, dans le Burren, les routes qui ne mènent nulle part, construites par les Irlandais qui crevaient la faim sous la houlette du colonisateur britannique, mais aussi de la gentry qui se gavait. Sinead O’Connor en a fait une chanson, Famine, où elle dénonce quelque chose fabriqué de toute pièce pour faire crever les Irlandais pendant qu’un partie de la population mangeait à sa faim. En littérature, le thème est aussi abordé : on peut citer Famine de Liam O’Flaherty, pour ne citer que lui. A son tour Paul Lynch nous embarque sur les routes de la famine dans un copieux roman de presque 500 pages, le temps qu’il faut pour se faire une idée de ce qu’ont vécu les Irlandais.
L’histoire débute à Samhain, un « octobre du déluge » à Blackmountain. Grace est brutalement arrachée de son rêve par sa mère, Sarah, qui lui coupe sa longue chevelure en lui disant « C’est toi qui est forte, maintenant ». On comprend que le geste de Sarah vise à soustraite sa fille de 14 ans aux mains libidineuses de Boggs, le propriétaire. Sarah est enceinte pour la cinquième fois… Grace est l’aînée, et puis il y a Colly, son frère de 12 ans. On comprend ce qu’est obligée de faire Sarah pour nourrir ses enfants. Ce jour, elle demande à Grace de manger sans partage, malgré l’indignation de celle-ci. « La récolte est perdue. Tu le sais aussi bien que moi. J’ai demandé partout, mais personne n’est prêt à faire l’aumône. Moi, je suis trop avancée dans ma grossesse, il faut que tu t’occupes de toi. Tu dois chercher un emploi et travailler comme un homme – aux filles de ton âge, on ne propose rien qui vaille. Reviens-nous à la fin de la saison, quand tu te sera rempli les poches. » Grace est travestie en garçon et quitte la maison, accompagnée de Colly qui tient à venir avec elle. Elle ignore tout de ce qui l’attend. Sa mère a cru bien faire.
Dans un style à la fois âpre et lyrique, Paul Lynch nous plonge dans une histoire peuplée de personnages effrayants, quelquefois attachants, parfois agaçants mais la plupart ne sont trop sympathiques, C’est toute une galerie de portraits qui défile pendant les kilomètres de route à pied que vous allez faire, entre Blackmountain, Limerick, Ennis… J’ai eu une tendresse particulière pour cet homme qui s’est taillé les dents en pointe ! 🙂 Des morts et des vivants ou plutôt des morts vivants, des vivants morts, voilà ce qui vous attend. Si le roman commence à Samhain, ce n’est pas pour rien… La mort est omniprésente. Grace semble aussi avoir un don, celui de voir les trépassés et de pouvoir parler avec eux. Surtout ceux qui ne peuvent reposer en paix, comme cette Mary Bresher à qui on a pris le bébé, et puis son cher frère, bavard comme une pie… Ses compagnons de route la prenne un peu pour givrée quand ils la surprennent à parler toute seule.
Grace est un personnage lumineux, qui n’a pas sa langue dans sa poche mais elle est pourtant naïve. Habillée en homme, elle finit par se comporter comme tel (mais en même temps, pourquoi y aurait-il une façon de se comporter comme une femme ou comme un homme, hein ? ). Même si un jour elle croit mourir en découvrant du sang qui lui coule sur les cuisses. Même si elle est devient quasiment amoureuse d’une paire de bottines. Même si elle s’aperçoit bien que le regard des hommes sur elle se modifie au fil de cinq années que vont durer son périple sur les routes. Grace est comparée à Grace O’Malley, la célèbre reine des pirates, figure emblématique du Mayo. Pour survivre, elle devient bergère, voleuse, puis sera embarquée par ce qui ressemble à une secte dont toutes les membres s’appellent Mary, obéissant au Père. Un coup de griffe à l’Eglise et à leurs adeptes qui trouvent des explications bien commodes à tout en invoquant Dieu.
« Les nantis, les richards de ce monde, ils se foutent éperdument de ce qui peut arriver au commun des mortels. (…). Pour des gens comme nous, c’est peut-être la fin du monde, mais eux, ça ne les gêne absolument pas ». « Les affamés qui errent sur les route continuent de croire qu’on va leur porter secours. Mais qui va les secourir ? Ni Dieu ni les Anglais assurément, ni personne dans ce pays. L’espoir les fait vivre. (…) C’est l’espoir qui les aide à tenir debout. Qui les convainc de rester à leur place et les empêche de se rebeller. »
Paul Lynch signe là une épopée apocalyptique, gothique, un chouïa mystique aussi, où « la pluie ruisselle, (…) s’immisce dans vos chaussures, ronge le tissu de votre cape et vous mâche la cervelle au point d’accaparer toutes vos pensées », où « les doigts fouillent la terre et trouvent la viande », où maître corbeau guette. Un roman dont il y a temps à dire qu’une chronique n’y suffit pas ! Je pourrais encore parler du folkore irlandais sous-jacent, par exemple.
Je me suis laissée bercer par l’univers de l’auteur, dont j’ai lu tous les romans. Je sais qu’un autre est déjà en cours de parution dans les pays anglophones. On devrait bientôt le revoir donc !
Un auteur qu’il faut que je découvre, décidément.
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Tout à fait ! Mon préféré est La neige noire ».😉
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