Toute une vie et un soir – Anne Griffin

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Traduit par Claire Desserey

Maurice Hannigan, vieux monsieur de 84 ans s’installe au bar du Rainsford House Hotel le samedi 7 juin 2014 à 18h25. Calme plat avant l’effervescence à venir : c’est le soir de la remise du prix du Comité sportif, ici, dans le comté Meath. Il a décidé de porter un toast à chaque personne qui a compté dans sa vie :
à 19 h 05 : pour Tony, son frère aîné adoré, allez hop, une bouteille de stout ;
à 19 h 47 : pour Molly, sa fille morte-née, avec un verre de Bushmills (single malt 21 ans) ;
à 20 h 35 : pour Noreen, sa belle-soeur si spéciale, encore une bouteille de stout ;
à 21h20 : pour Kevin, son fils, ce sera un Jefferson’s Presidential Select ;
à 22 h 10 : pour Sadie l’amour de sa vie décédée il y a deux ans, un whiskey Midleton.
A 23 h 05, il monte dans la suite nuptiale qu’il a réservé, révélant par là-même qu’il est le VIP que l’hôtel attend…

A l’âge de 10 ans, on ne laisse pas trop le choix à Maurice, en difficulté scolaire à cause de sa dyslexie. Son père lui annonce que « le maître d’école est d’avis qu’il vaut peut-être mieux qu'[il] devienne fermier », lui aussi.
« Je sentais ma gêne planer au-dessus de nous, tourner en rond autour de la théière, du pot à lait et de la jatte d’oeufs durs », avoue Maurice. A 10 ans donc, on l’envoie travailler chez les Dollard, famille qu’on devine d’ascendance anglo-irlandaise. Sa mère y travaille déjà le matin pour aider la cuisinière. Les Dollard traitent leurs serviteurs comme des chiens. « D’après mon père, c’était à cause de la baisse de leurs ressources et de leur pouvoir au cours des cinquante dernières années (…). Ils n’ont pas digéré qu’on soit devenus propriétaires de nos terres ». Ainsi Maurice devient-il le martyr du fils du propriétaire, simplement parce qu’il a été témoin des raclées que lui administre son père. Seulement, le hasard fait souvent bien les choses. Ce sera, ironie de l’histoire, un souverain en or d’Edouard VIII de 1936, édition limitée, qui fera basculer la destinée de Maurice mais aussi de cette famille, et de leur descendance. Personne n’en saura rien, jamais, même pas Sadie, son épouse, même pas Emily, une Dollard avec qui il conclut un pacte à ne pas divulguer, une histoire de gros chèque, voyez-vous. Mais je ne vous en dirai pas plus.

Nous passerons quelques heures avec Maurice dont chaque toast sera l’occasion de nous faire découvrir qui se cache derrière ce papi qui jette sur sa vie, sa famille et le monde qui l’entoure, un regard ironique, mais aussi mélancolique et drôle. Je me suis prise d’empathie pour ce petit vieux, un peu ronchon, qui râle après les tabourets trop bas, les toilettes trop loin, le service qui se fait attendre, etc. Il a la gouaille irlandaise, comme toujours teintée d’humour : « Je ne comprendrais jamais pourquoi les Irlandais s’acharnent à calciner les bons morceaux de boeuf » ; « Il est temps que j’aille au petit coin. Un des avantages d’avoir 84 ans, c’est qu’avec toutes ces expéditions aux toilettes, on fait de l’exercice. » 🙂

Chaque toast permet au lecteur de découvrir aussi sa famille, les moments clés de sa vie. Un grand frère adoré, soutien de tous les moment difficiles de l’enfance, parti trop tôt, emporté par la tuberculose pendant que tout le monde pense qu’il a juste la crève. Une lente agonie mais « la mort et la maladie étaient taboues et sacrées, c’était motus et bouche cousue ». Adulte, Molly son bébé mort-né, « poupée de porcelaine aux cheveux d’or ». Des femmes ravagées par la douleur, des maris qui s’éloignent pour ne pas sombrer eux aussi. Il y a Kevin, le fils unique, journaliste aux Etats-Unis.

Il y a cette belle-soeur folle-dingue-carrément-barrée qui risque de faire basculer la vie de Maurice ; il y cette femme qui sait tout, de la clique de l’Ascendency. Il y a des demeures transformées en hôtel dès les années 1970, dont les vrais propriétaires ne sont pas ceux que l’on croit…

Enfin et surtout, il y a Sadie, l’amour d’une vie dont l’absence est insupportable.

Ce roman vous met le coeur en miettes, mais d’une jolie manière. Vous ne pleurerez pas comme des Madeleine, non. Pas de pathos,  mais une tendresse particulière, une émotion rieuse et lumineuse, un peu taquine.
L’auteure irlandaise, dont c’est le premier roman, vous entraîne dans une bien belle balade alcoolisée. Une histoire d’amour (et de désespoir) où sont convoqués les fantômes du passé, les remords, le poids de la culpabilité. Une réflexion sur la solitude et la vieillesse également.

Anne Griffin signe un livre magnifique, tendre, mélancolique, bouleversant mais jamais tout à fait triste. Une jolie découverte.

Titre original : When All Is Said

 

A propos Maeve

Blogueuse littéraire depuis 2009, lectrice compulsive depuis l'âge de 6 ans ^_^ .
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5 commentaires pour Toute une vie et un soir – Anne Griffin

  1. alexmotamots dit :

    Ma libraire me l’avait conseillée, mais je le craignais un peu mièvre.

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  2. lewerentz dit :

    Tout ces toasts, ça fait pas un peu surenchère sur la totalité du roman ?

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  3. Ping : Anne Griffin, Toute une vie et un soir – Lettres exprès

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