Les fureurs invisibles du coeur – John Boyne

Traduit par Sophie Aslanides

Je rattrape mon retard de lecture en matière de parutions irlandaises relativement récentes, dans le peu pas encore lu. En attendant une nouvelle fournée 2021 qui semble se faire attendre.

A la rentrée littéraire d’automne 2018, dans le monde d’Avant où il se passait encore quelque chose de réjouissant, parut en France Les fureurs invisible du cœur de John Boyne, auteur que j’adore et qui ne m’a jamais déçue ! Un bon gros pavé qui m’a un peu effrayée par la taille, ou peut-être que ce n’était pas la priorité de mes envies du moment, quand il paraissait encore beaucoup de littérature irlandaise en France. Oui, depuis, ça s’est un peu tari, non ? Oui-non. En tout cas, j’ai lu beaucoup de trucs qui n’en valaient pas trop le détour depuis l’an dernier (entre l’innommable Conversation entre amis, Un bateau dans les arbres et Dans la joie et la bonne humeur, j’avoue qu’il y avait de quoi être dégoûté de la littérature de l’Eire. J’attends depuis de longs mois de nouveaux romans de mes auteurs fétiches.

Donc, après avoir dévoré l’excellent dernier Claire Keegan tout mince, j’ai sorti de ma bibliothèque Les fureurs invisibles du cœur qui y dormait depuis quelques mois : un bon gros pépère de 853 pages au format poche me tiendrait jusqu’au 1er décembre. Je l’ai bouffé en un peu plus de 15 jours. Sans confinement en journée pour moi.

John Boyne nous fait voyager dans le temps, à Dublin, à Amsterdam et à New York de 1945 à 2015. Nous faisons d’abord brièvement connaissance avec Catherine Goggin, 16 ans, chassée de Goleen, son village du West Cork par le curé du village, bannie devant toute la population. Catherine est enceinte. Elle tait le nom du père. Elle prend le car pour Dublin et rencontre un jeune homme avec qui elle sympathise. Catherine, malgré son âge est une jeune fille forte. Mais elle ne connaît pas Dublin, elle n’est jamais allée en ville, n’a jamais quitté son village. Sean est sympathique et peut l’aider pour l’hébergement, le temps qu’elle trouve un travail. Catherine déploie tous les talents dont elle est capable pour se faire embaucher au salon de thé du Dail, où trainent tous les élus de l’Assemblée irlandaise. Elle a de la chance car la directrice comprend parfaitement sa situation, malgré la comédie qu’elle lui joue. A la maison, Catherine doit se faire accepter de Jack Smoot, l’ami et même petit ami de Sean, qui voit d’un mauvais œil cette femme au sein de leur couple.

Nous sommes donc déjà avec trois personnages atypiques, qui détonnent dans le conformisme imposé par la société : une fille enceinte hors mariage et deux homosexuels. Nous laissons ces trois personnages à leurs occupations pour avancer sept ans plus tard.

1952. Un autre narrateur prend la relève et nous raconte son histoire à la première personne. Ce jour de 1952, à Dublin, il rencontre pour la première fois Julian Woodbead, fils d’avocat du même âge que lui, et une petite fille dans un manteau rose pâle. Deux personnages qui seront absolument cruciaux dans la vie de Cyril Avery. Cyril, le narrateur, est le fils adoptif de Charles et Maude, directeur des Investissements et Portefeuilles Clients de la Bank of Ireland et écrivaine snob qui trouve rien de plus vulgaire que la popularité. 🙂 Charles et Maude aiment bien Cyril, mais depuis le début ont mis les choses au clair : ils ont fait un acte de charité en l’adoptant, rien de plus. Charles n’arrête pas de lui répéter qu’il n’est pas un « vrai Avery ». Et Cyril n’aura de cesse de répéter à n’importe qui faisant référence à ses parents, que ce sont ses parents, mais adoptifs, jusqu’à en faire un tic de langage. 

Julian est un petit garçon haut en couleur, très mûr pour son âge et qui parle comme un adulte. Un vrai perroquet. On sent déjà en lui une forte arrogance, il s’intéresse déjà au sexe et a un fort pouvoir d’attraction sur Cyril. Celui-ci ne sait pas encore mettre un mot sur les sentiments qu’il éprouve pour Julian. Nous suivons les deux compères plusieurs années. Julian entraîne Cyril dans ses quatre cents coups d’adolescent. Cyril sait maintenant qu’il est amoureux de Julian mais n’a pas la force de lui avouer. Il a bien tenté. Mais à chaque fois, quelque chose est venu troubler le bref instant où il aurait pu tout lui dire. Il tente aussi de le dire plusieurs fois à sa petite amie par défaut etc, . Il trouve enfin la force de l’avouer à un homme d’église au confessionnal. La scène est à la fois tragique et cocasse. J’ai adoré cette scène pleine d’humour, qui m’a fait rire aux larmes qui rappelle la force de l’interdit, de ce que c’était d’être homosexuel en Irlande dans les années 50 (-60-70-80-90 !) !

Le lecteur traverse les décennies avec en toile de fond la société. On rencontre le monde littéraire qui fait scandale au fil du temps . Brendan Behan alcoolique (comme il se doit) et particulièrement vulgaire (je ne connais pas beaucoup la réputation de cet auteur, mais la façon dont il se conduit dans le livre est choquante ! LOL !) ; puis Edna O’Brien à travers ses romans jugés sulfureux à l’époque, Colm Toibin avec Histoire de la nuit… (il est encore sur mes étagères celui-ci !!) Je me suis régalée ! Et puis Maude Avery, décédée depuis des lustres devient celle dont les romans s’arrachent comme des petits pains ! Le pire de ce qu’elle aurait souhaité !

On croise le SIDA. On voyage à Amsterdam où s’enfuit Cyril à un moment crucial de sa vie où il décide enfin de vivre comme il le souhaite, en dépit des pressions exercées sur lui et d’un pétrin dans lequel il s’est mis tout seul en raison des préjugés de la société. Amsterdam, et les Pays Bas sont l’exact opposé de l’Irlande : tout est permis, l’homosexualité ne se cache pas.
John Boyne ne cesse de rappeler ainsi le poids qui a pesé sur les homosexuels dans un temps et un pays où l’homosexualité était interdite et vous valait des peines de prison (cf. Oscar Wilde, sauf que là, on n’est plus au XIXe siècle !). La souffrance psychique d’être homosexuel à cause du regard de la société. On assiste à un meurtre en pleine rue aux Etats-Unis ! On croise des gens qui pensent que le SIDA c’est l’affaire des gays !

C’est aussi l’histoire d’une trahison par laquelle, finalement, Cyril trouvera la force de vivre pour lui-même et non à travers l’ombre de son meilleur ami et amour de toujours, Julian. L’obligation de fuir un pays mentalement trop étriqué pour s’épanouir et arrêter de se faire mal.

Je n’ai pas aimé Julian que j’ai trouvé trop arrogant et prétentieux, égoïste. Trop sûr de lui. Jusque sur son lit de mort, ce mec est imbuvable ! C’est voulu par John Boyne, je suppose. L’exact opposé de Cyril à qui on s’attache. Un homme cabossé par la vie mais qui a un cœur assez grand pour accepter tout le monde. Maude m’a fait rire avec son snobisme qui cachait sans doute une grande fragilité. Je ne sais pas si cette autrice a vraiment existé (malgré le petit extrait cité en préambule du roman auquel le livre ne cesse de faire référence Comme l’alouette (Like to the Lark, paru en 1950). En tout cas, elle n’est pas sur le « torchon  » (lisez le livre, vous saurez de quoi je parle !).

Un roman qui fait également de beaux portraits de femmes libres (la mère de Cyril, la patronne du salon de thé, Alice, l’épouse malmenée qui aura la force de trouver le pardon auprès de son ex, Cyril, et Maude la snob misanthrope qui se contretapait le coquillard de ce que ce bas-monde pouvait penser d’elle !)

J’ai beaucoup aimé également l’analyse très fine de l’histoire sociale de l’Irlande. La plume de John Boyne se fait tour à tour crue, pleine d’humour, sentimentale. Un coup de griffe aussi à « l’ancienne » Irlande. Aujourd’hui, et avant la France, les homosexuels ont obtenu le droit de se marier. Quel chemin parcouru ! John Boyne n’oublie pas ce progrès social et l’évolution des mentalités.

Ce roman est une épopée sentimentale dans laquelle on ne s’ennuie jamais. On en sort fort ému. J’ai dû laisser passer quelques jours avant d’entamer une nouvelle lecture tant je me suis attachée aux personnages, en particulier à Cyril.

Un coup de cœur que je vous conseille en ces temps de confinement ! Un livre doudou intelligent loin de toute mièvrerie sur le droit à la différence et à la liberté.

Entre parenthèse un petit clin d’oeil à John Irving à qui se roman est dédié.

A propos Maeve

Blogueuse littéraire depuis 2009, lectrice compulsive depuis l'âge de 6 ans ^_^ .
Cet article, publié dans Littérature irlandaise, est tagué , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

8 commentaires pour Les fureurs invisibles du coeur – John Boyne

  1. Ingannmic dit :

    Une véritable fresque, visiblement ! Je suis preneuse, même si j’ai déjà quelques pavés qui m’attendent, mais j’avais noté L’audacieux Mr Swift de cet auteur (que je ne connais pas), qui n’est toujours pas sorti en poche..

    Aimé par 1 personne

  2. kathel dit :

    Tu me donnerais envie de le lire si ce n’était déjà fait ! (et j’ai adoré, il avait tout pour me plaire, et ça a marché)

    Aimé par 1 personne

  3. alexmotamots dit :

    Un roman dédié à John Irving, rien que ça !

    Aimé par 1 personne

  4. lcathe dit :

    J’ai adoré ce roman !

    Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s