Notes à usage personnel – Emilie Pine

81zRQXdj1aL

Traduit par Marguerite Capelle

Emilie Pine, il y a quelques semaines, je ne savais même pas qui c’était. Et puis, le Centre culturel irlandais me l’a mise sous le nez sur Internet pour annoncer qu’elle serait là le 14 novembre pour présenter son livre, Notes à usage personnel. Une brève présentation attire mon attention. « J’ai peur d’être cette femme qui dérange. Et peur de ne pas déranger assez. J’ai peur. Mais je le fais quand même. »Anne Enright la cite en recommandation. Déjà, pour moi c’est une sacré référence !  Je lis la suite de la présentation. Je suis alors complètement intriguée et  impatiente que le livre sorte. J’ai laissé toutes mes lectures en plan dès que j’ai pu me le procurer. Dévoré en 2 jours, traîné partout,  presque sous la douche. Là pour pas grand monde jusqu’à ce que je l’ai fini.

Emilie Pine est professeure de théâtre contemporain à l’Université College de Dublin.
Ce livre a été publié en 2018 par une maison d’édition indépendante. En Irlande, « un phénoménal bouche à oreille le propulse en tête des meilleurs ventes. » En novembre, il est consacré Irish Book of the Year ! Il est finaliste du Prix Michel Déon. C’est son premier livre.

Ce n’est pas de la fiction mais un recueil de 6 essais où elle nous parle d’elle, de son histoire, de sa famille. Le genre de perspective assez casse gueule qu’il n’est pas donné à tout le monde de réussir. « Notes sur l’intempérance », « Les années bébé », « Se parler ou pas », « Saigner & autres crimes », « Quelque chose en moi », « Ceci n’est pas au programme ».  Voilà ce qui vous attend.
Je ne vais pas vous faire un résumé de chacun des essais, juste vous parler des trois qui m’ont le plus marquée.  J’ai peur de ne pas en parler assez bien. Cette chronique ne sera pas à la hauteur du livre, de toute façon.

« Notes sur l’intempérance » : Emilie Pine évoque son père, personnalité forte, égoïste et alcoolique. Ses parents se sont séparés quand elle avait 5 ans et sa soeur à peine quelques mois. Portant, cela n’a posé aucun problème à cet homme, au contraire bien content de mettre de la distance avec sa famille, en partant s’installer à Corfou. L’auteure raconte « l »expédition » en Grèce, pour elle et sa soeur, des années plus tard,  pour s’occuper de ce père malade, hospitalisé dans un établissement digne du tiers monde, le tirer d’un guêpier, le faire soigner et finalement lui sauver la vie. De son aveuglement. De la nécessité d’écrire sur lui et de lui soumettre. « C’est beau. Et courageux », répondra-t-il.  J’ajouterai aussi bouleversant.

« Bouleversant, c’est ce qui ressort aussi des « Années bébé »  où l’auteure aborde sans tabou son infertilité, son renoncement à devenir mère. Il est question du poids de la société, mais aussi du fait qu’en Irlande l’avortement était encore interdit et qu’on accorde plus d’importance au foetus qu’à la mère et au droit à l’information sur ce qui se passe dans son corps ! Il est question de sa galère à elle, de la mise en péril de son couple à force de vouloir à tout prix un enfant, de cette impression de se transformer en machine à sexe jusqu’au dégoût de soi-même. Emilie Pine raconte tout cela avec crudité, une bonne dose d’humour et de tendresse.

« Je fais pipi sur de bandelettes et dans des flacons d’analyse. Je me pisse sur la main quand le jet refuse de m’obéir. J’écarte grand les jambes pour le sexe, pour le spéculum du médecin. (…) Je suis pleine de crainte, d’espoir, de honte. J’ai peur d’être vide, ou d’être emplie de ce qu’il ne faut pas. J’ai peur de m’évanouir, de m’affaiblir, de faillir. Je ne sais pas quoi faire de tous ces sentiments. » « Nous avons tous deux voulu un bébé, et nous avons tous deux essayé très dur, et nous avons tous deux vécu le chagrin de la fausse couche. Et maintenant nous devons tous deux affronter autre chose : la réalité, et nos sentiments à l’idée de n’être peut-être jamais parents. (…) Mi-janvier, R et moi échangeons un regard. C’est un long regard, un regard chargé, un regard tendre plein de compassion mutuelle. C’est un regard qui confirme : pas de FIV. (…) Je n’aurai jamais de bébé. Cette réalité m’angoisse. Et j’ai du chagrin. Et je suis heureuse. (…) Un jour de l’année dernière, je suis rentrée du travail et j’ai trouvé R en train de ratisser des feuilles dans le jardin. Il a souri et j’ai remarqué dans la lumière vive de l’automne les nouvelles mèches argentées sur ses tempes. Et j’ai réalisé. Nous sommes en train de vieillir ensemble. »
Complètement retournée par ces pages, par le courage que cela nécessite d’arriver à mettre en mot une réalité si intime, avec tant de justesse.

On pense commencer à connaître la « dame », jusqu’au moment où on lit « Quelque chose en moi » : « la personne fofolle {qu’elle a été] dans sa prime jeunesse » . Même son compagnon ne connaît pas toute l’histoire, ni sa famille. J’avoue que là, je n’en suis pas revenue ! L ‘adolescence n’est pas une période facile et c’est celle de tous les dangers. Mais ce n’est pas tout le monde qui se fait virer de 5 collèges en 3 ans, qui passe de la jeune fille solitaire avec des vêtements de seconde main à la teufeuse de course, la jupe courte, le verbe haut, qui se shoote au speed, qui boit des alcools très sucrés et se nourrit exclusivement de Mars pour tenir debout, fière de pouvoir prétendre que la faim n’a aucune emprise sur elle. Elle couche avec tous les types louches qu’elle ne connaît pas. Fugue. Fait la manche. Trouve refuge dans des squats. Sèche de plus en plus les cours jusqu’à se faire virer, donc. Sa mère ? Sans doute trop occupée pour se rendre compte que sa fille est au bord du gouffre. Une gamine éperdument seule. Elle s’en est tiré seule : à 18 ans elle laisse tomber la drogue. La réalité sordide de sa situation la fait changer de direction.

« Le speed que je prenais me mettait les entrailles de plus en plus en vrac. J’étais incapable de dormir ou de rester immobile à cause des crampes. Je tremblais. Je me sentais ravagée. Je me suis réveillée un matin, j’ai pris une dose d’acide. Il y a quelque chose qui ne va pas, ai-je pensé, au moment même où je le faisais. J’étais confronté à un choix : tout ou rien. J’ai choisi rien. (…) Mais sans la drogue – surprise, surprise – le reste  n’était plus vraiment supportable. Les raves en entrepôt dont j’étais devenue adepte, et les squats où je vivais, étaient des endroits sordides quand on était clean. »
Ecrire ses pages ont été « une expérience très douloureuse » avoue-t-elle. « J’écris ceci aujourd’hui pour me réapproprier ces parties de moi que j’ai si profondément niées pendant si longtemps. J’écris ceci pour briser la loi du silence que j’ai respectée pendant tant d’années. J’écris ceci pour enfin me sentir présente dans ma propre vie. J’écris ceci parce que c’est la chose la plus puissante que je puisse imaginer faire. Enfin, j’écris ceci parce que je ne peux pas remonter le temps. »
 » J’ai été abimée mais je m’en suis sortie. J’ai passé mes examens de fin d’enseignement secondaire. J’ai obtenu une place dans une université irlandaise, où je me suis sentie chez moi. Je suis allée à des cours et des séminaires et j’ai rencontré des gens qui pensaient, comme moi que lire et parler bouquins était une activité valable. »
Emilie Pine est universitaire. C’est le contraste entre ces deux personnes qu’elle est qui est saisissant.

Je vous laisse vous-même découvrir les autres essais, dont l’excellent « Ceci n’est pas au programme » ou la vie d’une femme universitaire dans un milieu d’hommes.  Seul bémol : la traduction de cet essai m’a agacée parce que ce n’est pas parce qu’il y a une dimension féministe  qu’on est obligé de mettre de l’écriture inclusive là-dedans…  C’est contreproductif, et ça ruine complètement l’intelligence du contenu. Point de vue personnel.

Ce livre se lit comme un roman mais parle de la réalité féminine à travers une histoire personnelle qui touche à l’universalité, pourtant. Même si on n’a pas toutes vécu tout ce qu’elle raconte. Même si on est toutes différentes par notre histoire. On s’y reconnaîtra. De la violences faites aux femmes. Du corps féminin. Du sang. De sidération. De rébellion. De dépression. De séparation. De nos peurs. De sexe. De ruptures. D’addiction. D’amour. De la difficulté d’être une femme.

Un livre courageux et nécessaire.

« J’ai peur de reconnaître que je suis jeune, mignonne et impuissante. J’ai peur d’assumer tout ce qu’il y a de difficile, tout ce qu’il y a de moche, tout ce qu’il y a de déplaisant. J’ai peu de me dévoiler. J’ai peur qu’on me prenne en pitié. Qu’on m’en veuille. Qu’on m’engueule. J’ai peur d’être cette femme qui dérange. Et peur de ne pas déranger assez. J’ai peur. Mais je le fais quand même. »

Rendez-vous au CCI le 14. J’ai une journée surchargée mais j’irai quand même. 🙂

Voici donc mon deuxième coup de coeur irlandais en cette rentrée littéraire.

C’est ma 9e lecture de rentrée littéraire.

Le prochain livre irlandais que je présenterai sera Jours d’hiver de Bernard Maclaverty.
(Ce sera le 5e de cette rentrée littéraire « irlandaise » 🙂 )

 

A propos Maeve

Blogueuse littéraire depuis 2009, lectrice compulsive depuis l'âge de 6 ans ^_^ .
Cet article, publié dans Littérature irlandaise, est tagué , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

4 commentaires pour Notes à usage personnel – Emilie Pine

  1. Ça m’a l’air super ! Je vais foncer !

    Aimé par 1 personne

  2. alexmotamots dit :

    De l’écriture inclusive dans un livre ? Quelle idée !

    J’aime

Laisser un commentaire