Shadowplay – Joseph O’Connor

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En juin dernier, en allant voir Donal Ryan au Centre culturel irlandais, le hasard – plutôt bien foutu ce jour-là ! – m’a mis sous le nez le dernier Joseph O’Connor, Shadowplay, dans une célèbre librairie du quartier latin. Couverture sublime, écrivain sublime dont j’ai lu tous les livres, le résumé me fait écarquiller les yeux, le livre sent bon l’encre d’imprimerie (oui je fais partie des lectrices qui sniffe parfois les livres !), je ressors avec ce petit pavé de 300 pages caractère 10. Comment résister, je vous le demande ?

Je me suis plongée dans cette histoire seulement le week-end, parfois le soir quand il faisait un temps à mourir dehors, parce qu’à mon avis, ce roman ne peut pas s’apprécier autrement que flanqué sous des couvertures pendant que le vent souffle, ou dans un endroit calme. Ce qui ne veut pas dire que l’histoire ou la prose de l’auteur soit difficile à comprendre. C’est juste que le sujet ne m’inspirait pas d’autres conditions.

Dracula, qui ne connaît pas Dracula ? Mais que savez-vous de son « papa », l’Irlandais Bram Stocker ? Pas grand chose, même pas qu’il était irlandais, peut-être – sauf si vous allez en Irlande où l’on ne manquera pas de vous rappeler que Dracula est irlandais ! 🙂 Mais on ne vous dira rien de plus. Et pour cause. On ne sait que peu de chose sur la vie de cet homme. Il y a bien eu quelques tentatives de biographie etc, mais ça reste assez peu finalement, au regard de tous les écrits suscités par Dracula. (Bram Stocker – Dans l’ombre de Dracula d’Alain Pozzuoli ; From the Shadow of Dracula – A life of Bram Stocker, Paul Murray). C’est donc une aubaine pour un écrivain d’en faire la matière d’un roman ! A la réflexion, je suis même assez surprise que personne n’y ait pensé avant. Mais en fait, je suis assez ignare sur le sujet. En tout cas, si un roman existe déjà, il n’a pas dû marquer les esprits

Bram Stocker est né le 8 novembre 1847 à Clontarf et mort à Londres le 20 avril 1912.
Bien heureusement, Joseph O’Connor ne nous raconte pas sa vie de sa naissance à sa mort : ce serait cruellement ennuyeux. De même qu’il n’entreprend pas de faire la biographie de Bram Stocker. Il mélange faits réels et fiction. Le roman n’est pas purement chronologique. C’est quelque chose d’assez baroque dans sa composition. Il se découpe comme une tragédie en trois actes (« Eternal Love »; « Do We Not Bleed ? »; « Arriving at Bradford »), mais en prose sans didascalies, incluant lettres, coupures de journaux, voix, changement de point de vue et un épilogue sur les derniers jours de la vie de Bram Stocker. Les trois protagonistes de la « pièce » sont présentés en quelques lignes :
« Abraham « Bram » Stocker, clerk, later a theatre manager, part-time writer (…) never known literary successs » ;
Henry Irving, « the greatest Shakespearian actor of his era » ;
Ellen Terry, « the highest pay actress in England, much beloved by the public. Her gost is said to haun the Lyceum Theatre ».
Puis quelques lignes du fils d’Ellen Terry en préambule finissent de vous mettre en appétit : « In every being lives, there is a second self very little known to anyone. You who read this have a real person hidden under your better known personnality, and hardly anyone knows it (…). It is your secret self ».

Joseph O’Connor commence l’histoire en 1908 où Bram Stocker écrit une lettre à sa très chère amie Ellen Terry pour s’excuser du retard de sa réponse, lui expliquant qu’il ne va pas très fort, des soucis d’argent, qu’il a rêvé de qui elle sait… Nous, lecteur, ne comprenons pas d’emblée les propos. Peu importe, l’auteur nous fait remonter le temps. Bram Stocker est fonctionnaire au château de Dublin. Il s’intéresse au monde du théâtre, et pendant son temps libre, écrit des chroniques sur les pièces qu’il voit, (à défaut d’écrire lui-même pour le théâtre, son rêve) jusqu’au jour où il assiste à la représentation de Hamlet, par le fameux acteur shakespearien Henry Irving, chef de la troupe du Lyceum Theatre à Londres. Il ignore encore que cela va chambouler sa vie. Irving lui écrit pour lui fixer rendez-vous. Il lui propose de devenir l’administrateur du Lyceum Theatre. Florence, sa fiancée et presque épouse voit cela d’un très mauvais oeil : est-ce bien raisonnable de quitter son emploi stable de fonctionnaire pour accepter un job à temps partiel à Londres ? C’est bien trop tentant pour Bram (on le comprend !) et il accepte.
La famille déménage donc de Dublin à Londres. Première surprise pour Bram : le théâtre est dans un sale état. Le quartier n’est pas génial. Il a du pain sur la planche ! Et puis, quelques temps plus tard, il a vent d’atroces meurtres perpétrés dans l’East End. Celui qu’on appellera Jack the Ripper est à l’oeuvre (je raccourcis beaucoup) ! Florence lui reproche d’être trop absent, de la négliger elle et son fils qui a à présent 9 ans. L’ambiance à la maison devient trop lourde et Bram décide d’aller vivre un temps au Lyceum. Enfin, Henry Irving s’avère être un boss autoritaire, alcoolique, imbu de lui-même, toujours prêt à rabaisser les autres. Et puis il y a belle Ellen Terry, l’actrice la mieux payée d’Angleterre, qu’Irving a embauché alors que le Lyceum a déjà tant de mal à s’en sortir. Enfin, il y a Mina. Mina est l’âme errante du théâtre. Celle qui voit un type squatter son grenier la nuit, parfois pleurer, déchirer des feuilles, observer la nuit par la lucarne. Devinez qui c’est ? 🙂

Je ne peux pas vous dévoiler toutes les surprises contenues dans ce roman mais c’est jubilatoire. J’ai adoré Bram dont Joseph O’Connor brosse un portrait tendre, celui d’un homme tourmenté, malheureux, mais qui « encaisse ». Du moins, on croit. Il entretien un relation qu’on dirait aujourd’hui « toxique » avec Henry Irving, même si celui-ci l’interpelle en l’appelant « old thing », « Auntie ». Un jour Ellen l’emmène visiter un asile où un type a pour habitude de mordre jusqu’au sang…( LOL). Je ne vous dirai pas comment s’appelle le type, c’est trop drôle !
La nuit, Bram arpente Londres.

Londres qui est également un personnage du roman. Une Londres inquiétante, gothique à souhait où il ne fait pas bon porter sur scène Docteur Jeckyll & Mister Hide. Qui vous dit qu’elle n’inspire pas Jack the Ripper qui est peut-être parmi le public ? Peut-être même que Bram est lui-même l’éventreur de ses dames ? C’est ce que soupçonne un policier qui le surprend en train de suivre une femme à la sortie d’une librairie (moment d’anthologie pour le lecteur, surtout quand il découvre ensuite le nom de cette femme !). Il est bizarre notre Bram : il se planque derrière des lunettes et une casquette ni vu ni connu et se fait passer pour un lecteur qui voudrait lire un roman de Bram Stocker ! Et ensuite il suit la femme qui a dit adorer un de ses livres (Le ver blanc, je crois). Et il se fait tauper par un flic. Jubilatoire ! Il faut bien être romancier irlandais pour avoir une blague littéraire pareille à faire !

Enfin, j’ai aimé Mina, qui hante les pages : « Mina was a maidservant what was murdered there (…). Scottish girl, in service, felle in with a viscount and then a baby come along and he strangled the both of them and walled’em up in the cellar. Bad luck to distrub her. »
Croyez-vous aux fantômes et à leurs pouvoirs inspirants ?
« She screams her name at him nineteen times, a black magical number. He thinks it’s just the wind in the eaves.

Mina
Mina
Mina
Mina
Mina
Mina
Mina
Mina
Mina Mina Mina Mina
Mina Mina Mina Mina
Mina
Mina

(Notez que Mina sera l’un des personnage de Dracula.)

J’ai détesté Henry Irving. Même si la fin pourrait faire changer le lecteur d’avis sur son compte (même s’il dit que le Lyceum était sa vie et sa famille). C’était peut-être un acteur génial, mais manipulateur, finalement. En tout cas sous la plume de l’écrivain. Quant à Ellen Terry, dont Joseph O’Connor prend le parti de supposer, à l’instar d’autres, qu’elle a entretenu davantage que des relations professionnelles avec Henry Irving, cette femme faite personnage est aussi belle que sympathique et généreuse. Mais ce n’est pas elle qui a retenu le plus mon attention. Ce roman est bien davantage qu’une histoire d’amour.
Enfin, on croise notre cher Oscar Wilde au détour de quelques pages !

C’est avec regret que je me suis séparé des personnages, après tant de semaines passées en leur compagnie. On en oublie qu’ils ont vraiment existé.
Joseph brouille à merveille fiction et réalité dans une prose enchanteresse, à la fois sombre et lumineuse, drôle et triste, dramatique et tendre. L’histoire prend des allures de thriller par moment, pour vous faire ressentir l’ambiance paranoïaque qu’il régnait dans le Londres de Jack the Rripper.

Une histoire qui donne envie de (re)découvrir l’oeuvre du papa de Dracula.

Un très beau roman gothique, qui a reçu le Prix du Roman de l’année 2019 en Irlande en novembre. En lice pour le Costa Novel Award. Fingers crossed !

Il sort en France le 8 janvier sous le titre Le bal des ombres, aux éditions Rivages , 550 pages

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(traduction Carine Chichereau). Je ne le relirai pas en frenchy, j’avoue, mais si Joseph O’Connor est dans le coin, j’irais bien l’écouter parler de son roman et me faire dédicacer mon livre.

(Je crois bien que mon clavier est devenu dingue entre le français et l’anglais. Tout est souligné en rouge sang. Je m’excuse d’avance pour les éventuelles coquilles !)

A propos Maeve

Blogueuse littéraire depuis 2009, lectrice compulsive depuis l'âge de 6 ans ^_^ .
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7 commentaires pour Shadowplay – Joseph O’Connor

  1. Je suis émerveillé par la qualité des articles de Maeve. C’est un plaisir : merci.

    Aimé par 1 personne

  2. kathel dit :

    Je suis fan de l’auteur et compte bien lire ce roman en 2020 !

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  3. alexmotamots dit :

    Tu nous mets l’eau à la bouche….. et pas le sang 😉

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  4. Ping : Le bal des ombres, Joseph O'Connor – Pamolico : critiques, cinéma et littérature

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