
Je me demande comment j’ai pu passer à côté de la parution de ce roman, Prix Goncourt du Premier roman 2020, consacré à un auteur majeur de la littérature irlandaise ! Il y a des mystères que l’on ne s’explique pas… On ne peut pas dire que ce livre a inondé les réseaux sociaux. Les confinements, couvre-feux et autres fermetures de librairies expliquent peut-être cela. Mais c’est en vadrouillant en librairie la semaine dernière que je suis tombée sur la parution au format poche, avec cette magnifique photo de Beckett.
Il faut à peu près être un Martien pour ignorer que Beckett a vécu une bonne cinquantaine d’années de sa vie en France, à Paris et à Ussy, en Seine-et-Marne, près de Coulommiers. Tout Irlandais qu’il est. Comme Joyce, et tant d’autres, il a pris la poudre d’escampette. Il a fini ses jours, après la mort au Tiers-Temps, une maison de retraite du 14e arrondissement de Paris (c’est une chose que j’ignorais). Comme presque Monsieur Tout le Monde. Presque.
Maylis Besserie imagine les six derniers mois de sa vie, du 25 juillet 1989 au 11 décembre de la même année.
Beckett, 83 ans, arrive en très mauvais état de santé à la maison de retraite, atteint d’emphysème, dénutri, 63 kgs pour 1,82m. C’est sur l’avis de son ami médecin, après plusieurs chutes que le veuf atterrit au Tiers-Temps. On soupçonne une forme atypique de la maladie de Parkinson.
Doué d’une imagination sans bornes, Beckett parvient à s’évader de sa prison pour grabataires en plongeant dans ses souvenirs.
« Aujourd’hui, je crois que c’est vendredi. De mon lit, je ne vois du dehors qu’un platane déplumé. A Dublin, j’entendais le cris des mouettes. La ville leur appartient et elles le crient, le gueulent – à toutes les portes. Elles encerclent les tours de Sandycove et remontent en horde jusqu’au centre. Elles s’égosillent et bouffent tout sur leur passage. (….) Je me revois, en Irlande, accélérant le pas. Mon ombre pressée se reflétant dans la Liffey, alors qu’elles étaient à mes basques. (…)
Rue Dumoncel, je n’entends pas les mouettes. Je n’entends même plus Suzanne. Je n’entends plus rien. J’entends seulement ce que j’ai déjà entendu. »
On retrouve Dublin, l’Irlande, Joyce, Wilde, mais aussi sa mère, ses amours, ses amis moins célèbres. On retrouve la verve, l’humour noir, l’ironie de Beckett roi de l’Absurde, qui contraste avec les rapports médicaux et la perception qu’a le personnel de la maison de retraite du vieil échalas taiseux qu’ils traitent comme un enfant. N’imaginez pas que Beckett soit devenu un moulin à paroles. Non. C’est son journal-monologue intérieur qui le rend drôle. Rien ne lui échappe. Tout est prétexte à rebondissements. Lucide sur sa situation, il a le pouvoir d’envoyer tout valdinguer et d’en rire. L’imagination abolit le temps. Nous avons l’impression d’avoir affaire à un fringuant jeune homme, par instants. Des yeux qui ne traînent pas pour rien. Une infirmière « aux yeux fougère », d’un souvenir de phoque à la gaudriole, il n’y a qu’un pas ! « J’ai erré dans la baie de Dublin, au milieu des algues et des phoques. Oui, la mer froide d’Irlande regorge de phoques. La mer glacée. Ils sont bien les seuls à s’y plaire. A s’y multiplier comme des pains, à la grâce de Dieu. A y forniquer comme des lapins de mer. (…) Les phoques. Mot merveilleux s’il en est. Je n’ai jamais pu m’y faire. Un délice. Question d’oreille, quand on dit « phoque », j’entends « fuck ». Une insulte en Irlande. (…) La façon dont nous prononçons fuck, dans la région d’où je viens – avec un « u » fermé, replié sur lui-même, pour ne pas dire honteux-, cette façon de dire fuck ressemble à un mammifère aquatique des plus gras. Dit comme ça, ça fait pas envie. Pourtant, dans mon souvenir, lointain souvenir, la chose était plutôt pas mal. »
Beckett garde son côté mordant, son côté dent dure qui nous fait rire, le rend drôle mais non ridicule.
« Bien du mal à mordre aujourd’hui. Vieux débris. Denture périmée – capitale des ruines. Ensemble cohérent. Cavité détruite à quatre-vingt-quinze pour cent. Douleur lancinante. Toujours des douleurs.
– Monsieur Beckett, pour votre dent, je vous pose un Dopliprane 1000 sur votre plateau. Le dentiste vous prendra demain matin à huit heures. Vous verrez, il est très gentil.
Manquerait plus qu’il morde.
*
A l’aube, à l’heure où blanchit le dentiste, recroquevillé sur le fauteuil, je sais ce qui m’attend. »
C’est un peu casse-gueule de se glisser dans l’esprit d’un écrivain, de quelqu’un qu’on n’est pas, de quelqu’un de connu, qui plus est Prix Nobel de littérature, de coucher sur le papier les derniers moments du solitaire qu’il fut. Pourtant, ce roman est une franche réussite. En trois temps – en trois actes- , Maylis Besserie brosse un portrait à la fois émouvant, drôle et tendre du grand écrivain. Elle le rend accessible sans lui faire perdre sa grandeur. Beckett a la réputation d’être l’auteur d’une oeuvre difficile. Le tiers temps fait de l’homme de lettres quelqu’un (presque) comme tout le monde.
Je ne me suis pas ennuyée un seul instant avec ce livre à l’intensité dramatique importante, mais qui évite le pathos. Au contraire, j’ai beaucoup souri. L’écriture y est à la fois simple et travaillée. Une vraie qualité littéraire, donc. Celle d’un Goncourt !
Encore un coup de coeur !
Pour ceux qui l’ignorent, Beckett repose au cimetière du Montparnasse, avec son épouse et beaucoup d’autres écrivains – je voudrais bien savoir ce qu’ils se racontent…
Je serais passée à côté sans ton billet… et voilà un de plus noté et souligné !
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Il est génial ! Ma chronique reflète mal toute sa richesse. J’adore le sarcasme de Beckett, son humour noir. On le retrouve ici, même si l’auteure se garde bien de vouloir imiter son style mais néanmoins on le retrouve. Je ne sais pas si je suis très claire.😂
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Je me suis fait offrir Molloy de cet auteur et il m’attend toujours sur mes étagères…. Si ma lecture est concluante j’aurai sûrement envie d’en savoir plus sur lui et cette forme pourrait me plaire…. Merci 🙂
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C’est un roman, pas une biographie. Je ne sais pas si tu en apprendras vraiment davantage mais c’est une belle fiction où l’on retrouve son esprit. Il y a beaucoup d’humour noir, je me suis bien amusée !
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Oui je l’ai bien compris mais pour l’écrire je pense que l’auteure a potassé son sujet pour s’imprégner de la personnalité… 😉
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Oui, ça c’est sûr !😊
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Une idée originale, et qui a l’air bien menée.
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