Shtum – Jem Lester

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Traduit par Emmanuelle Ghez

Quand on parle d’autisme, on l’associe aujourd’hui presque toujours au syndrome d’Asperger. Celui qui calcule plus vite que son ombre, est capable d’apprendre des choses compliquée en masse et en peu de temps, bref un surdoué ayant un problème de communication aiguë, pour faire bref, parce que je suis pas spécialiste. Le personnage de Rain Man du film de Dustin Hoffmann, par exemple.
Jem Lester a un enfant autiste. Ce qui l’a poussé à écrire Shtum, c’est justement qu’il « en avai[t] plus qu’assez qu’on [lui] demande quel était « le talent particulier » de [son] fils ». Après la naissance de son fils, il a « assisté à l’élévation de l’autisme – dans sa forme Asperger surtout – au rang de phénomène branché. [Il a ] entendu des gens utiliser l’autisme pour justifier un comportement exécrable, comme une insulte, ou comme une médaille d’honneur à faire porter à leur enfant ». Ces attitudes l’exaspéraient « probablement autant que ceux qui doivent faire face quotidiennement aux malentendus et aux ravages que cela provoquait ». Il a décidé d’écrire Shtum : un roman qui a pour personnage principal un enfant mutique, telle est la gageur à relever,et aussi pour sujet « bien d’autres choses ».

Le dernier mot du roman, comme son titre,  est « shtum ». C’est mot qui vient du yiddish et signifie, « sans voix, » « silencieux », « mutique »…

Shtum  raconte la longue bataille des parents de Jonah, Ben et Emma pour faire admettre leur enfant autiste de 10 ans dans un internat adapté à son cas. Une bataille contre les services sociaux, la municipalité, les marchands d’espoir, les charlatans en nombre, prêt à tout pour se faire de l’argent sur le dos du malheur des autres. D’après Emma, il faut que le couple se sépare car selon elle, les chances d’admission dans les internats adapté est plus élevé si le père est déclaré séparé. Ben accepte de jouer le jeu, retourne vivre chez son père avec Jonah à sa charge. Un coup de massue mais il se dit que c’est pour le bien de son fils.

Le roman de Jem Lester ne se contente pas de nous faire assister à la bataille juridique du couple pour obtenir gain de cause, même si c’est l’un des fils ténus du roman. L’histoire est racontée du point de vue du père, Ben, et par ce biais l’auteur lève progressivement le voile sur ses personnages, en particulier sur la famille de Ben.

Ben est un homme fragile, alcoolique avant l’arrivée de Jonah, peu volontaire, en proie à des problèmes de communication avec son père. Il a été licencié de son job dans le marketing, a repris la boîte paternelle, contraint et forcé. La grossesse surprise d’Emma et l’arrivée de Ben le fragilise encore davantage, submergé par l’attention que nécessite Jonah, il ne peut faire face au quotidien, ne vérifie même plus que ses clients ont payé les factures. Bref, c’est vraiment très difficile.
On assiste au quotidien du couple qui ne peut lâcher une seconde des yeux leur enfant sous peine de retrouver une pièce chamboulée, lui-même barbouillé d’excréments ou d’aliments de la tête aux pieds, bref, vous voyez à peu près le tableau…

Peu à peu leur couple se délite, un malheur supplémentaire tombe sur Ben : le cancer incurable de son père, très attaché à son « Jojo ». Ce n’est plus une personne dépendante mais deux. Un surprise l’attend du côté d’Emma (vous devrez lire le livre !), mais aussi de sa propre famille, puisque le roman s’achève sur la révélation d’un secret de famille  qui vous mènera jusqu’en Hongrie, près du lac Balaton.

J’ai déjà lu d’autres romans sur l’autisme, je crois que le dernier en date est La surface de réparation d’Alain Guillot, mais qui traite du syndrome d’Asperger. Shtum vous plonge dans la vérité crue des troubles sévères du spectre autistique, sans contrepartie de don extraordinaire. De l’enfer vécu par les parents et en même temps de l’amour immense qu’il porte malgré tout à leur enfant. Du schisme entre ce qu’ils voudraient et ce que leur offre la réalité, tendue par un nerf de guerre comptable : l’argent.

Shtum est un roman poignant. Le piège aurait été de tomber dans le sentimentalisme et le pathos. L’écriture sans fioriture donne à voir une vérité sans filtres. Pourtant Jem Lester accroche le lecteur par son humour et sa tendresse. Il parvient à combler le vide de cet enfant incapable de s’exprimer et de communiquer en donnant voix à son père, ce qui donne lieu à de jolis moments.

« Au moins je suis arrivé à cette lucidité : je crains les mots plus que tout. Je peux leur donner le sens que je souhaite, les tordre à ma convenance, me flageller avec, m’en servir comme excuse pour boire, pour pester contre le monde entier, pour me retirer du monde. Si seulement les autres utilisaient les mots que j’ai envie d’entendre, je serais heureux. Mais j’ai autant de chances d’arriver à faire parler Jonah que d’entendre Emma ou mon père prononcer les paroles dont je pense avoir besoin. (…) Les mots perdent leur sens si on ne dit pas sa propre vérité et deviennent des armes si l’on essaie de dire aux autres la leur. A travers son silence, Jonah me permet de l’écouter – il n’y a pas de murs de mots à escalader, pas d’autodéfense de son être réel. Il faut que je suive son exemple; le silence me permettra d’échapper à l’appel du regret et du châtiment qui résonne en moi. »

« Apparemment, mon nom est Jonah Jewell. Je le sais parce qu’ils répètent ce son quand ils me regardent et que je suis en train d’examiner quelque chose. La lumière me fascine, surtout quand elle se divise en plusieurs couleurs et qu’elle se reflète sur une feuille d’arbre tout près de mon oeil. »

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais je vous laisse découvrir cette pépite. Ce roman a emporté le City University Prize for Fiction en 2013 et c’est le premier roman de Jem Lester, qui est journaliste et vit à Londres.

C’est une vraie belle découverte et je ne peux que vous inviter à tenter l’aventure Shtum !

Je remercie les éditions Stéphane Marsan .

 

 

 

A propos Maeve

Blogueuse littéraire depuis 2009, lectrice compulsive depuis l'âge de 6 ans ^_^ .
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6 commentaires pour Shtum – Jem Lester

  1. Ingannmic dit :

    C’est très tentant, d’autant plus que tu piques notre curiosité, avec tous ces mystères…

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  2. alexmotamots dit :

    Beaucoup de romans sur ce sujet depuis quelques mois. Tant mieux.

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    • Maeve dit :

      J’ai lu pour le grand prix Elle un essai d’Elizabeth de Fontenay sur son frère (« Gaspard de la nuit ») mais pas du tout simple à lire et pas d’humour. Il y a dans le registre syndrome d’Asperger, « Estein, le sexe et moi » d’Olivier Liron, que je lirai sans doute aussi. Et puis un roman ado il y a quelques années. Un ami d’enfance a une fille autiste. Je lui donnerai ce roman s’il le veut. J’ai beaucoup pensé à lui en le lisant. En France, il n’y a aucune structure adaptée… ca fait réfléchir. Il faut aller en Belgique.

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  3. Angelique dit :

    L’autisme est mal connu et mal considéré en France, tu vois au début de ton article, tu parles des Asperger en parlant du surdoué, tous les Asperger ne sont pas surdoués 😉 ça porte préjudice à pas mal d’entre eux! Je pense que je me laisserai tenter par cette lecture, la présentation que tu en fais rend curieux!

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    • Maeve dit :

      Je ne suis pas une spécialiste de l’autisme, ceci explique cela. Je cite ce que j’ai trouvé dans les livres que j’ai lus sur le sujet. Je sais cependant, même avant d’avoir lu ces livres que tous les autistes ne sont ni Asperger ni surdoués. J’ai un bon exemple auprès d’un ami d’enfance dont l’enfant est autiste. Bonne lecture !

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