Je ne ferai une bonne épouse pour personne – Nadia Busato


91zAY9z-LzL

Traduit par Karine Degliame-O’Keeffe

« Je ne veux que personne ne voie mon corps, pas même ma famille. Faites-le incinérer, détruisez-le. Je vous en suplie : pas de cérémonie, pas de tombe. Mon fiancé m’a demandé de l’épouser en juin prochain. Je pense que je ne ferai une bonne épouse pour personne. Il se portera bien mieux sans moi. Dites à mon père que je ressemble trop à ma mère. »

C’est à peu près tout ce que l’on sait de la jeune femme que vous voyez sur la photo. Evelyn McHale, 23 ans, se jeta de la terrasse panoramique de l’Empire State Building le 1er mai 1947 pour atterrir sur le toit de la limousine d’un diplomate des Nations Unies. A ce moment-là, se trouvait par hasard un jeune étudiant en photographie : Robert Wiles. Il immortalisa en un cliché qui lui pris 4 minutes, le cadavre d’Evelyn. Cette photo devient la « Picture of the week » du n° 147 du magazine de photos Life du 12 mai 1947. Ce fut l’unique photo publiée de Robert Wiles, dont on ne sait pas grand chose non plus. Pourtant, cette photo « devint iconique au point de donner naissance à une expression chez les photographes de mode, « l’effet Evelyn » pour parler de portraits de femmes dont le maintien et la grâce s’alliaient à une intensité tragique ». Quelle incroyable concours de circonstance et quelle incroyable photo de femme. « Les gens. Les gens la regardaient. Vous ne comprenez pas. Regardez la photo. La cheville. La façon dont elle est délicatement posée sur l’autre. La main droite. Trois doigts serrés autour du collier. Comme si elle jouait avec les perles. Elle était morte et nous étions vivants. Sa sérénité nous séparait. Son lit d’acier et d’éclats de verre était tout ce qu’on pouvait désirer. C’était comme avoir du poison dans le sang. (…) Elle n’allait plus jamais rouvrir les yeux. Jamais? Et pourtant tout le monde la regardait comme si elle allait le faire. Il y avait quelque chose d’étrange dans l’air. »
Cette photo inspira Andy Wharol (Suicide/Fallen Body) mais aussi David Bowie (Jump they say), pour ne citer qu’eux.

Nadia Busato a décidé d’écrire l’histoire d’Evelyn en un mélange de vérité tirée d’archives diverses et une grande part d’imagination. Elle laisse la parole à plusieurs personnes sur plusieurs époques pour rendre à la fois hommage à la jeune femme mais aussi au plus célèbre building américain, finalement, dont on sent l’omniprésence.
Un roman choral qui laisse la parole entre autres, à la mère d’Evelyn, à sa soeur, à son fiancé, au policier qui fut sur les lieux, à Robert Wiles, à la première personne qui se suicida après l’inauguration de l’Empire State (un commerçant du Queens ruiné par la crise de 1929), mais aussi à une femme noire qui survécut à sa chute vertigineuse en 1979, à trois femmes rédactrices à Life. Mais bien entendu à Evelyn elle-même. Chaque chapitre est précédé d’une explication sur l’identité des personnes que nous croisons.

Je ne connaissais pas cette photo mais je sais qu’elle a attiré mon attention, à moi aussi, comme couverture du roman. Je ne connaissais pas non plus cette auteure italienne dont c’est le premier roman traduit en français mais le deuxième paru. J’aime les photos. Ça m’intriguait. Je me suis lancée à l’aventure sans trop savoir à quoi m’attendre. Eh bien j’ai eu raison !
J’ai adoré tant la prose de Nadia Busato à travers les mots de sa traductrice que le beau portrait de femme qu’il émane de ce livre. Celui d’une femme fragile, pas facile à vivre, prise dans un labyrinthe de solitude mais qui a décidé de rester elle-même, en dehors des carcans que voulaient lui imposer la société. Une femme libre mais seule. On ne saura jamais vraiment ce qui lui est passé par la tête pour se jeter du haut de l’Empire State Building, elle a emporté son secret avec elle, mais ce pourrait être la solitude et le sentiment d’exclusion, un monde dans lequel elle ne trouvait pas sa juste place. « Il est possible de percevoir la partie d’un tout et de se sentir en même temps confiné à sa périphérie. (…) Dans mon cas, la solitude me donnait davantage le sentiment de vivre sur le bord du rivage. (…) Etre ignoré, c’est comme recevoir un coup de poing. Et ignorer les autres, c’est la même chose : on encaisse le contrecoup(…) ».
« La solitude est un lieu à part : elle se trouve sur un territoire que seuls quelques-uns réussissent à atteindre et où presque personne ne veut rester. De l’extérieur, on ne la reconnait pas, elle n’a pas de manifestations épidermiques. »
« Il faut être fort. Et puis un jour, on rencontre l’amour, il rend encore plus fort, et en même temps il fait mal, très mal, si profondément mal qu’il vous brise de l’intérieur. »
« Tu me dégoûtes, toi et ton amour de poudre de riz, de gâteaux tout chauds et d’attente. » (réflexion à sa soeur, qui attend le « prince charmant »)
« A quoi ça sert d’avoir cinq paires de coeurs si tu ne peux même pas soupirer ? »(réflexion qu’elle fait en observant des vers rouges !)

Ce roman est aussi le portrait de l’Amérique de la Grande Dépression, du New Deal, mais aussi du New York d’après-guerre, avec ce monstre de béton qui ne cesse d’attirer l’attention, dont Evelyn McHale fut la 12e victime.

Nadia Busato sonde d’une plume élégante et documentée la vie d’une inconnue devenue iconique, « la plus belle parmi les ombres ». Une incursion dans le monde des magazines de photos. Un roman original et magnétique dans lequel on plonge avec délectation. Une jolie découverte !
Mon seul bémol va au tout premier chapitre avec une « histoire » de langue de boeuf assez détaillée dont je n’ai pas compris l’utilité mais qui fut totalement oubliée par la suite.

Merci aux éditions de La Table Ronde.

A propos Maeve

Blogueuse littéraire depuis 2009, lectrice compulsive depuis l'âge de 6 ans ^_^ .
Cet article, publié dans Littérature italienne, est tagué , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

2 commentaires pour Je ne ferai une bonne épouse pour personne – Nadia Busato

  1. alexmotamots dit :

    Je ne connaissais pas l’histoire de cette photo. L’histoire de cette femme m’intéresse maintenant.

    Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s